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JULIETTE BENZONI

Le voyageur

À Elisabeth Gille,

sans qui ce livre ne serait pas,

ainsi qu’à mes amis du Québec et à ceux du Cotentin…

Avec tendresse…

C’est la forêt antique et sombre mais où sont

les cœurs qui, sous la ramée, battaient comme

celui du chevreuil à la voix du chasseur ? Où

sont les villages aux toits de chaume ?…

H.W. LONGFELLOW (Évangeline)

Première partie

L’ENFANT BLESSÉ

QUÉBEC, septembre 1759

I

LES OISEAUX DU SAINT-LAURENT

Le goéland argenté glissait dans l’air calme, ses ailes puissantes noblement étalées sur d’invisibles courants dont il tirait sa majestueuse assurance, son bec jaune, délicatement recourbé, tourné vers le cours étincelant du fleuve où le jusant découvrait à peine la bordure sableuse. L’oiseau cherchait sa nourriture et n’allait pas tarder à la trouver. Peu difficile, en effet, ce grand nettoyeur des côtes s’arrangeait aussi bien de poissons, de crustacés, de coquillages – il savait les faire tomber de haut sur les rochers pour les briser – que des déchets rejetés par les bateaux, la mer, les hommes. Il ne dédaignait pas non plus les œufs pris aux nids d’autres espèces.

Fasciné comme il l’était toujours par les oiseaux marins, l’enfant suivait chaque inflexion de son vol quand, soudain, le goéland disparut derrière la palissade du fortin. Pas pour longtemps : l’instant suivant, il reparaissait, avec, au bout du bec, quelque chose de brillant qui bougeait, et satisfait, il vogua vers le creux de rocher tapissé d’herbes et de mousse où il avait ses habitudes. Guillaume ne le vit plus et retrouva son chagrin. Avec, en plus, la faim réveillée par l’image de l’oiseau qui, lui au moins, mangeait ce qu’il voulait.

Un chagrin absurde par un aussi beau jour ! Les vents dominants qui soufflent en septembre venaient de chasser la lourde chaleur de l’été ; le ciel où ne montait, exceptionnellement aucune fumée d’incendie était d’un joli bleu tendre et, pour la première fois depuis des mois, les canons se taisaient. On disait d’ailleurs que les Anglais, fatigués d’assiéger Québec en vain, songeaient à quitter l’estuaire du Saint-Laurent et à rejoindre la haute mer pour éviter à leurs vaisseaux, l’hiver approchant, d’être pris par les glaces.

Il devait y avoir du vrai là-dedans, à en juger au comportement des gens du petit fort. Celui-ci était planté au-dessus de l’anse au Foulon afin de surveiller les allées et venues sur le fleuve et empêcher que l’on ne prenne pied au bas de la falaise, sur l’étroite bande de terre où jadis on battait le blé. Un point de défense comme on en avait bâti plusieurs, en hâte, quand au début de cet été 1759 les voiles de l’amiral anglais Durrell étaient apparues subitement sous Québec, à la surprise générale. On sut ensuite que c’était la faute d’un traître, Mathieu-Théodose Denys de Vitré, qui, en échange d’un grade dans la marine britannique, n’hésita pas à guider l’ennemi dans le dangereux estuaire du Saint-Laurent – la meilleure défense de Québec ! – semé d’îles, de rochers, de hauts-fonds et de périlleux courants.

Le poste du Foulon ressemblait comme un frère à celui de l’anse aux Mères, son voisin, et à quelques autres tout aussi hâtivement érigés : d’épaisses palissades de rondins taillés en pointe et surplombés par un poste de guet que coiffaient des bardeaux.

La raison d’être de ce chapelet d’ouvrages n’apparaissait pas au premier regard : on pouvait se demander pourquoi les Canadiens jugeaient bon de festonner ainsi le raide escarpement rocheux, le coin titanesque enfoncé dans l’estuaire et sur la pointe duquel se dressait fièrement la capitale de la Nouvelle-France. En fait, il s’agissait surtout de trompe-l’œil : un seul de ces fortins était véritablement important, celui de l’anse au Foulon, car il gardait l’unique accès par ce côté à l’immense promontoire. Un accès bien secret, caché sous une épaisse fourrure de pins, d’érables, de bouleaux, d’épines et de fourrés impénétrables, tout une végétation dense qui abritait un sentier abrupt permettant de remonter du fleuve jusqu’au niveau de la ville.

On devine avec quel soin jaloux les défenseurs de Québec se dissimulaient aux yeux de l’ennemi. Ce matin, pourtant, le rustique bastion choisissait apparemment d’oublier la guerre : par la porte large ouverte, on voyait s’activer les hommes aux uniformes fatigués, déteints par le soleil et l’humidité. Certains se lavaient, d’autres sortaient les paillasses pour les aérer ou bien transportaient des barils. D’autres encore faisaient leur lessive, ou bien nettoyaient leurs armes. Le tout dans le plus grand calme.

Guillaume, assis sur son rocher, aperçut même le chef du poste, le capitaine Vergor du Chambon, qui promenait précautionneusement sa suffisance et ses bottes brillantes dans les détritus de la cour. Le nez en l’air, l’œil mi-clos et la poitrine bombée, il ressemblait à un pigeon boulant. Une brusque colère empourpra la figure maigre du petit garçon, une colère qu’un sentiment d’impuissance rendait plus amère encore : il n’avait jamais aimé le père de Marie-Douce mais, depuis ce matin, il l’exécrait… Qu’est-ce qu’il lui avait pris, à cet imbécile pompeux, d’envoyer tout à coup sa femme et sa fille à Montréal ? Et cela juste au moment où les choses semblaient s’arranger ?… Le plus étrange, c’était peut-être sa mine satisfaite ! Il paraissait enchanté, encore plus content de soi que d’habitude – ce qui n’était pas peu dire ! –, alors que la pensée de vivre même deux ou trois jours sans sa petite fille aurait dû le plonger dans le désespoir. Non, pourtant, il était content. Celui qui pleurait, c’était Guillaume…

Souriait-il à la pensée d’être débarrassé de sa femme ? S’asseoir à table en face de Mme Vergor – il est vrai que depuis l’arrivée des Anglais on y passait de moins en moins de temps ! –, s’étendre chaque soir dans le même lit que Mme Vergor, ça ne devait pas être drôle tous les jours. Ça, Guillaume le comprenait. Mais, après tout, l’officier devait savoir ce qu’il faisait lorsqu’il avait épousé cette grande haridelle au nez pointu qui, même en son beau temps, ignorait sans doute déjà l’art du sourire. Un comportement que Guillaume jugeait sévèrement du haut de ses neuf ans. Une dame, selon son éthique, était dans l’obligation de se montrer gracieuse, aimable et agréable à regarder même quand une situation aussi terrible qu’un siège l’obligeait à délaisser les travaux d’une maison bien tenue pour s’en aller moissonner dans les champs ou s’occuper des bêtes à la place des hommes chargés désormais de la défense. Comme l’avait fait sa mère, à lui… Il est vrai que l’on n’avait jamais vu Mme Vergor sans ses mitaines et encore moins une faucille à la main…

Le plus étonnant dans tout cela, c’était Marie-Douce. Comment ce couple calamiteux – le capitaine sanguin, replet et marqué par la petite vérole ne présentait vraiment aucune ressemblance avec Adonis – avait-il réussi à concevoir un être aussi charmant ?

Eût-on dit à Guillaume que, depuis deux ans, il était amoureux de la petite fille, il n’aurait certainement pas compris et se fût sans doute senti extrêmement gêné. C’était pourtant la vérité : il idolâtrait cette petite poupée faite de satin rose et de soie floche, trouvée un matin d’hiver glissant comme un ballon sur la pente gelée de la rue Saint-Louis et gazouillant de bonheur. Une forte commère qui était sa nourrice essayait de la rattraper mais, retenue par la crainte de se casser quelque chose, n’obtenait pas grand résultat alors que Guillaume filant avec assurance sur ses galoches cloutées n’éprouvait aucune difficulté à rejoindre la fugitive d’ailleurs arrêtée au bas de la rue par le tas de neige fraîchement balayée où elle venait de plonger…