Enfin, il atteignit la terrasse suivante, où se dressaient les Têtes de Pierre.
Elles étaient cinq. Des têtes colossales, mesurant chacune plus de deux mètres de haut. A l’origine, elles se tenaient sur des corps massifs, au sommet du tumulus qui constituait le tombeau proprement dit, mais les tremblements de terre les avaient abattues. Des hommes les avaient redressées et elles paraissaient avoir gagné en force, à même le sol, comme si leurs épaules étaient les contreforts de la montagne elle-même.
Au centre, était Antioche Ier roi de Commagène, qui avait voulu mourir parmi les dieux métis, à la fois grecs et perses, issus du syncrétisme de cette civilisation perdue. A ses côtés, il y avait Zeus-Ahurâ Mazdâh, le dieu des dieux, qui s’incarnait dans la foudre et le feu, Apollon-Mithra, qui exigeait qu’on sanctifiât les hommes dans le sang des taureaux, Tysché, qui symbolisait, sous sa couronne d’épis et de fruits, la fertilité du royaume...
Malgré leur puissance, ces visages arboraient des expressions de jeunesse placide, des bouches en cœurs de fontaine, des barbes bouclées... Leurs grands yeux blancs, surtout, paraissaient rêver. Même les gardiens du sanctuaire, le Lion, roi des animaux, et l’Aigle, maître des cieux, usés et enveloppés de neige, ajoutaient à la mansuétude du cortège.
Ce n’était pas l’heure : les brumes étaient trop denses pour que le phénomène survienne. Il serra son écharpe et songea au souverain qui avait construit ce sépulcre. Antioche Epiphane Ier. Son règne avait été si prospère qu’il s’était cru béni des dieux, jusqu’à se considérer comme un des leurs et se faire inhumer au sommet d’un mont sacré.
Ismaïl Kudseyi, lui aussi, s’était pris pour un dieu, croyant avoir droit de vie et de mort sur ses sujets. Mais il avait oublié le principal : il n’était qu’un instrument de la Cause, un simple maillon du Touran. En négligeant cela, il s’était trahi lui-même et avait trahi les Loups. Il avait bafoué les lois dont il avait été jadis le représentant. Il était devenu un homme dégénéré, vulnérable. Voilà pourquoi Sema avait pu l’abattre.
Sema. L’amertume lui assécha soudain la bouche. Il était parvenu à l’éliminer mais n’avait pas triomphé pour autant. Toute cette chasse avait été un gâchis, un échec qu’il avait tenté de sauver en sacrifiant sa proie selon les règles ancestrales. Il avait dédié son cœur aux dieux de pierre du Nemrut Dağ – ces dieux qu’il avait toujours honorés, en sculptant leurs traits dans la chair de ses victimes.
Le brouillard se dissipait.
Il s’agenouilla dans la neige et attendit.
Dans quelques instants, les brumes allaient se lever et envelopper une dernière fois les têtes géantes, les emportant dans leur légèreté, les sollicitant dans leur mouvement – et leur donnant vie. Les visages perdraient en netteté, en contours, puis flotteraient au-dessus de la neige. Impossible alors de ne pas penser à une forêt. Impossible de ne pas les voir s’avancer... Antioche, le premier, puis Tysché et les autres Immortels à sa suite, entourés, flattés, enfumés par les vapeurs de glace. Enfin, dans ce suspens, leurs lèvres s’ouvriraient et laisseraient échapper des paroles.
Il avait souvent assisté à ce prodige lorsqu’il était enfant. Il avait appris à capter ce murmure, à comprendre ce langage. Minéral, antique, inintelligible pour ceux qui n’étaient pas nés là, au pied de ces montagnes.
Il ferma les yeux.
Il priait aujourd’hui pour que les géants lui accordent leur clémence. Il espérait aussi un nouvel oracle. Des paroles de brume qui lui révéleraient son avenir. Qu’allaient lui souffler aujourd’hui ses mentors de pierre ?
— Pas un geste.
L’homme se pétrifia. Il crut à une hallucination mais le museau froid d’une arme s’appuya contre sa tempe. La voix répéta, en français :
— Pas un geste.
Une voix de femme.
Il parvint à tourner la tête et aperçut une longue silhouette, vêtue d’une parka et d’un fuseau de couleur noire. Ses cheveux noirs, serrés par un bonnet, jaillissaient en deux ruisseaux de boucles sur ses épaules. Il était sidéré. Comment cette femme avait-elle pu le suivre jusqu’ici ?
— Qui es-tu ? demanda-t-il en français.
— Peu importe mon nom.
— Qui t’envoie ?
— Sema.
— Sema est morte.
Il ne pouvait accepter d’être ainsi surpris dans le secret de son pèlerinage. La voix continua :
— Je suis la femme qui était à ses côtés, à Paris. Celle qui lui a permis d’échapper à la police, de retrouver la mémoire, de revenir en Turquie pour vous affronter.
L’homme acquiesça. Oui, depuis le début, il manquait un maillon dans cette histoire. Sema Hunsen ne pouvait lui avoir échappé aussi longtemps – elle avait reçu de l’aide. Une question lui traversa les lèvres, avec une impatience qu’il regretta :
— La drogue, où était-elle ?
— Dans un cimetière. Dans des urnes cinéraires. « Un peu de poudre blanche parmi les poudres grises... »
Il hocha encore la tête. Il reconnaissait l’ironie de Sema, qui avait exercé son métier comme un jeu. Tout cela sonnait juste – un véritable tintement de cristal.
— Comment m’as-tu retrouvé ?
— Sema m’a écrit une lettre. Elle m’a tout expliqué. Ses origines. Sa formation. Sa spécialité. Elle m’a aussi donné les noms de ses anciens amis – ses ennemis d’aujourd’hui.
Il remarquait, à travers ses paroles, une sorte d’accent, une manière étrange de prolonger les syllabes finales. Il observa un instant les yeux blancs des statues, elles n’étaient pas encore éveillées.
— Pourquoi te mêler de ça ? s’étonna-t-il. L’histoire est terminée. Et elle s’est terminée sans toi.
— Je suis arrivée trop tard, c’est vrai. Mais je peux encore faire quelque chose pour Sema.
— Quoi ?
— T’empêcher de poursuivre ta quête monstrueuse.
Il eut un sourire et la regarda franchement, malgré le canon pointé sur lui. C’était une grande femme, très brune, très belle. Son visage était pâle, flétri par des rides nombreuses, mais ces sillons, plutôt que d’atténuer sa beauté, semblaient la circonscrire, la préciser. Face à cette apparition, il avait le souffle coupé. C’est elle qui reprit :
— J’ai lu les articles, à Paris, sur les meurtres des trois femmes. J’ai étudié les mutilations que tu leur as infligées. Je suis psychiatre. Je pourrais donner des noms compliqués à tes obsessions, à ta haine des femmes... Mais à quoi cela servirait-il ?
L’homme comprit qu’elle était venue le tuer – elle l’avait traqué jusqu’ici pour l’abattre. Mourir de la main d’une femme : c’était impossible. Il se concentra sur les têtes de pierre. La lumière allait bientôt leur donner vie. Les Géants lui souffleraient-ils comment agir ?
— Et tu m’as suivi jusqu’ici ? demanda-t-il pour gagner du temps.
— A Istanbul, je n’ai eu aucun mal à localiser ta société. Je savais que tu y viendrais, tôt ou tard, malgré l’avis de recherche, malgré ta situation. Quand tu es enfin apparu, entouré de tes gardes du corps, je ne t’ai plus lâché. Pendant des jours, je t’ai suivi, épié, observé. Et j’ai compris que je n’avais aucune chance de t’approcher, encore moins de te surprendre...