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— Je sais tout ça. Quand es-tu intervenu ?

— Une demi-heure après. Les gars m’ont appelé. Je les ai rejoints chez Gurdilek. Avec l’Unité de Police technique.

— C’est toi qui as découvert la fille ?

— Non. Ils l’avaient trouvée entre-temps. Elle était trempée. Tu connais le boulot des nanas là-bas. C’est...

— Décris-la-moi.

— Petite. Brune. Maigre comme une arête. Elle claquait des dents. Elle murmurait des trucs incompréhensibles. Du turc.

— Elle vous a raconté ce qu’elle avait vu ?

— Que dalle. Elle nous voyait même pas. Traumatisée, la nana.

Beauvanier ne mentait pas : sa voix sonnait juste. Schiffer allait et venait dans la pièce, sans cesser de le dévisager.

— Selon toi, qu’est-ce qui s’est passé dans le hammam ?

— Je sais pas. Une histoire de racket. Des mecs venus jouer les gros bras.

— Un racket, chez Gurdilek ? Qui se frotterait à lui ?

L’officier rajusta sa veste en cuir, comme si son col le démangeait.

— On sait jamais avec les Turcs. Il y avait peut-être un nouveau clan dans le quartier. Ou alors un coup des Kurdes. Man, c’est leur bizness. Gurdilek a même pas porté plainte. On a fait une procédure à plat et...

Une nouvelle évidence le frappa. Les hommes de La Porte bleue n’avaient pas parlé de l’enlèvement de Zeynep ni des Loups Gris. Beauvanier croyait donc vraiment à son hypothèse de racket. Personne n’avait établi de lien entre cette simple « visite » dans le hammam et la découverte du premier corps, deux jours plus tard.

— Qu’est-ce que t’as fait de Sema Gokalp ?

— Au poste, on lui a donné un survêtement, des couvertures. Elle tremblait de partout. On a trouvé son passeport cousu dans sa jupe. Elle avait pas de visa, rien. Du tout cuit pour l’Immigration. Je leur ai balancé un rapport par fax. J’en ai envoyé un aussi à l’état-major, place Beauvau, histoire de me couvrir. Y’avait plus qu’à attendre.

— Ensuite ?

Beauvanier soupira, passant son index sous son col :

— Ses tremblements ont continué. C’est devenu carrément flippant. Elle claquait des dents, elle pouvait rien boire ni manger. A 5 heures du mat, je me suis décidé à l’emmener à Sainte-Anne.

— Pourquoi toi et pas les îlots ?

— Ces cons-là voulaient lui mettre la ceinture de contention. Et puis... Je sais pas. Cette fille avait quelque chose... J’ai rempli un « 32 13 » et j’l’ai embarquée.

Sa voix s’éteignit. Il ne cessait plus de se gratter la nuque. Schiffer aperçut des traces profondes d’acné. « Toxico », pensa-t-il.

— Le lendemain matin, j’ai appelé les mecs de la VPE. J’les ai orientés sur Sainte-Anne. A midi, ils m’ont rappelé : ils n’avaient pas trouvé la fille.

— Elle s’était tirée ?

— Non. Des flics étaient déjà venus la chercher, à 10 heures du matin.

— Quels flics ?

— Tu vas pas me croire.

— Essaie toujours.

— Selon le toubib de garde, c’étaient des gars de la DNAT.

— La division antiterroriste ?

— Je suis allé vérifier moi-même. Ils avaient présenté un ordre de transfert. Tout était en règle.

Pour son retour au bercail, Schiffer n’aurait pu rêver un plus beau feu d’artifice. Il s’assit sur un coin du bureau. Chacun de ses gestes dégageait encore une bouffée de menthe.

— Tu les as contactés ?

— J’ai essayé, ouais. Mais les mecs sont restés discrets. D’après ce que j’ai cru comprendre, ils avaient intercepté mon rapport, place Beauvau. Ensuite, Charlier a donné des ordres.

— Philippe Charlier ?

Le capitaine hocha la tête. Toute cette histoire semblait le dépasser complètement. Charlier était un des cinq commissaires de la division antiterroriste. Un policier ambitieux que Schiffer connaissait depuis son passage à l’antigang, en 77. Un pur salopard. Peut-être plus malin que lui, mais pas moins brutal.

— Après ?

— Après, rien. J’ai plus jamais eu de nouvelles.

— Te fous pas de ma gueule.

Beauvanier hésita. La sueur perlait sur son front. Ses yeux demeuraient baissés.

— Le lendemain, Charlier en personne m’a appelé. Y m’a posé un tas de questions sur l’affaire. Où la Turque avait été trouvée, dans quelles circonstances, tout ça.

— Qu’est-ce que tu lui as répondu ?

— Ce que je savais.

« C’est-à-dire rien, ducon », pensa Schiffer. Le flic à casquette acheva :

— Charlier m’a prévenu qu’il se chargeait du dossier. Le transfert au parquet, le Service de Contrôle des Etrangers, la procédure habituelle. Il m’a aussi fait comprendre que j’avais intérêt à la boucler.

— Ton rapport, tu l’as toujours ?

Un sourire s’insinua dans son visage effaré.

— A ton avis ? Y sont passés le prendre le jour même.

— Et la main courante ?

Le sourire se transforma en un rire :

— Quelle main courante ? Man, ils ont tout effacé. Même l’enregistrement du trafic radio. Y z’ont fait disparaître le témoin ! Purement et simplement.

— Pourquoi ?

— Qu’est-ce que j’en sais ? Cette fille avait rien à dire. Elle était complètement fêlée.

— Et toi, pourquoi tu l’as fermée ?

Le flic baissa la voix :

— Charlier me tient. Une vieille histoire.

Schiffer lui balança un direct dans le bras, de manière amicale, puis se leva. Il digérait ces informations, marchant de nouveau dans la pièce. Aussi incroyable que cela puisse paraître, l’enlèvement de Sema Gokalp par la DNAT appartenait à une autre affaire. Une affaire qui n’avait rien à voir avec la série des meurtres ni les Loups Gris. Mais cela ne remettait pas en cause l’importance du témoin dans son enquête. Il devait retrouver Sema Gokalp – parce qu’elle avait vu quelque chose.

— Tu reprends du service ? risqua Beauvanier.

Schiffer rajusta son froc trempé et ignora la question. Il remarqua un des portraits-robots de Nerteaux, posé sur le bureau. Il l’attrapa, à la manière d’un chasseur de primes, et demanda :

— Tu te souviens du nom du toubib qui a pris en charge Sema à Sainte-Anne ?

— Je veux. Jean-François Hirsch. Y m’a arrangé un coup pour des ordonnances et...

Schiffer n’écoutait plus. Son regard revint se poser sur le portrait. C’était une synthèse habile des visages des trois victimes. Des traits larges et doux, rayonnant timidement sous une chevelure rousse. Un fragment de poème turc lui revint en mémoire : « Le padichah avait une fille / Semblable à la lune du quatorzième jour... »

Beauvanier hasarda encore :

— L’histoire de La Porte bleue, ç’a un rapport avec cette bonne femme ?

Schiffer empocha le portrait. Il attrapa la visière du policier et la remit à l’endroit :

— Si on te pose la question, tu trouveras bien quelque chose à nous rapper, « man ».

45

Hôpital Sainte-Anne, 21 heures. Il connaissait bien la place. Le long mur d’enclos, aux pierres serrées ; la petite porte, 17, rue Broussais, aussi discrète qu’une entrée des artistes ; puis la cité elle-même, vallonnée, alambiquée, immense. Un ensemble de blocs et de pavillons mêlant les siècles et les architectures. Une véritable forteresse, verrouillée sur un univers de démence.