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Ce soir, pourtant, la citadelle ne semblait pas aussi bien surveillée que cela. Dès les premiers édifices, des banderoles annonçaient la couleur : « SÉCURITÉ EN GRÈVE », « L’EMBAUCHE OU LA MORT ! » Plus loin, d’autres draps affichaient : « NON AUX HEURES SUP ‘ », « RTT = ARNAQUE », « JOURS FÉRIÉS ENVOLÉS »...

L’idée du plus grand hôpital psychiatrique de Paris livré à lui-même, laissant les patients galoper en toute liberté, amusa Schiffer. Il imaginait déjà une nef des fous, un bordel généralisé où les malades auraient pris la place des médecins le temps d’une nuit. Mais, pénétrant sur les lieux, il ne découvrit qu’une ville fantôme, totalement déserte.

Il suivit les panneaux rouges, la direction des urgences neurochirurgicales et neurologiques, et remarqua au passage les noms des allées. Il venait d’emprunter l’allée « Guy de Maupassant » et remontait maintenant le sentier « Edgar Allan Poe ». Il se demanda s’il s’agissait d’un trait d’humour de la part des concepteurs de l’hôpital. Maupassant avait sombré dans la folie avant de mourir, et l’auteur du Chat noir, alcoolique, n’avait pas dû finir avec les idées très claires non plus. Dans les villes communistes, les avenues s’appelaient « Karl Marx » ou « Pablo Neruda ». A Sainte-Anne, les allées portaient les noms des ténors de la folie.

Schiffer ricana dans son col, s’efforçant de jouer son rôle habituel de flic fort en gueule, mais il sentait déjà la trouille l’envahir. Trop de souvenirs, trop de blessures derrière ces murs...

C’était dans un de ces bâtiments qu’il avait échoué après l’Algérie, alors qu’il avait à peine vingt ans. Névrose de guerre. Il était resté interné plusieurs mois, traqué par ses hallucinations, rongé par ses idées de suicide. D’autres, qui avaient travaillé à ses côtés à Alger, au sein des Détachements Opérationnels de Protection, n’avaient pas tant hésité. Il se souvenait d’un jeune Lillois qui s’était pendu aussitôt rentré chez lui. Et de ce Breton qui s’était coupé la main droite à la hache, dans la ferme familiale – la main qui avait branché les électrodes, qui avait appuyé les nuques dans les baignoires...

Le hall des urgences était désert.

Un grand carré vide, tapissé de carreaux grenat. La pulpe d’une orange sanguine. Schiffer appuya sur la sonnette, puis vit arriver une infirmière à l’ancienne : blouse cintrée à cordon, chignon et lunettes double foyer.

La femme tiqua devant son allure dépenaillée, mais il montra sa carte d’un geste rapide et expliqua ce qui l’amenait. Sans un mot, l’infirmière partit en quête du docteur Jean-François Hirsch.

Il s’assit sur un des sièges fixés au mur. Les parois de céramique lui parurent s’assombrir. Malgré ses efforts, il ne parvenait pas à endiguer les souvenirs qui sourdaient du fond de son crâne.

1960.

Quand il avait débarqué à Alger, pour devenir « agent de renseignements », il n’avait pas cherché à se défiler, ni à atténuer l’atrocité du boulot par l’alcool ou les cachets de l’infirmerie. Au contraire : il s’était mis à pied d’œuvre, jour et nuit, se persuadant qu’il demeurait maître de son destin. La guerre l’avait acculé au grand choix, le seul, l’unique : le choix de son camp. Il ne pouvait plus reculer, ni se retourner. Et il ne pouvait pas avoir tort, c’était cela ou se faire sauter le caisson.

Il avait pratiqué la torture jour et nuit, arrachant des aveux aux fellouzes. D’abord selon les méthodes habituelles : coups, électrocutions, baignoire. Puis il avait initié ses propres techniques. Il avait organisé des simulacres d’exécution, emmenant des prisonniers cagoulés hors de la ville, les regardant chier dans leur froc quand il écrasait son arme sur leur tempe. Il avait concocté des cocktails à l’acide, qu’il leur administrait de force, à coups d’entonnoir planté dans la gorge. Il avait volé des instruments médicaux à l’hôpital, afin de créer quelques variantes, comme cette pompe stomacale qu’il utilisait pour injecter de l’eau dans les narines...

La peur, il la modelait, la sculptait, lui donnait des formes, toujours plus intenses. Lorsqu’il avait décidé de saigner à blanc ses prisonniers, à la fois pour les affaiblir et pour donner leur sang aux victimes des attentats, il avait ressenti une ivresse étrange. Il s’était senti devenir un dieu, possédant le droit de vie et de mort sur les hommes. Parfois, dans la salle d’interrogatoire, il riait tout seul, aveuglé par son pouvoir, contemplant avec émerveillement le sang qui vernissait ses doigts.

Un mois plus tard, il avait été rapatrié en France, frappé de mutisme complet. Ses mâchoires étaient paralysées : impossible de dire un mot. Il avait été interné à Sainte-Anne, dans un bâtiment occupé exclusivement par des traumatisés de guerre. Ce genre de lieu où les couloirs sourdaient de gémissements, où il était impossible de finir son déjeuner sans être éclaboussé par le vomi d’un de ses voisins de table.

Claquemuré dans son silence, Schiffer vivait en pleine terreur. Dans les jardins, il souffrait de désorientation, ne sachant plus où il se trouvait, se demandant si les autres malades n’étaient pas les détenus qu’il avait torturés. Quand il marchait dans la galerie du pavillon, il rasait les murs pour ne pas « être vu par ses victimes ».

La nuit, les cauchemars prenaient le relais des hallucinations. Des hommes nus révulsés sur leur chaise ; des testicules qui flambaient sous les électrodes ; des mâchoires qui se fracassaient contre l’émail des lavabos ; des narines qui saignaient, obstruées par la seringue... En vérité, tout cela n’était pas des visions, mais des souvenirs. Il revoyait surtout cet homme, suspendu la tête en bas, dont il avait fait éclater le crâne d’un coup de pied. Et il se réveillait noyé de sueur, s’imaginant encore éclaboussé de cervelle. Il scrutait l’intérieur de sa chambre et discernait autour de lui les murs lisses d’une cave, la baignoire fraîchement installée et, sur une table centrale, la génératrice de poste radio ANGRC 9 – la fameuse « gégène ».

Les médecins lui expliquèrent qu’il était impossible de refouler de tels souvenirs. Ils lui conseillèrent au contraire de les affronter, de leur consacrer chaque jour un moment d’attention volontaire. Une telle stratégie collait avec son caractère. Il ne s’était pas dégonflé sur le terrain ; il n’allait pas se liquéfier maintenant, dans ces jardins peuplés de fantômes.

Il avait signé son billet de sortie et plongé dans la vie civile.

Il avait postulé pour devenir flic, dissimulant ses antécédents psychiatriques, mettant en avant son grade de sergent et ses distinctions militaires. Le contexte politique jouait en sa faveur. Les attentats de l’OAS se multipliaient à Paris. On manquait de gars pour traquer les terroristes. On manquait de nez pour flairer le terrain... Et cela, il savait faire. Tout de suite, son sens de la rue avait fait merveille. Ses méthodes également. Il travaillait en solitaire, sans l’aide de personne, et ne visait que les résultats. Qu’il obtenait à l’arraché.

Son existence serait désormais à cette image. Il parierait toujours sur lui-même, et seulement sur lui-même. Il serait au-dessus des lois, au-dessus des hommes. Il serait sa propre et seule loi, puisant dans sa volonté le droit d’exercer sa justice. Une sorte de pacte cosmique : sa parole contre le merdier du monde.