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— Qu’est-ce que vous voulez ?

La voix le fit sursauter. Il se leva et photographia le nouvel arrivant.

Jean-François Hirsch était grand – plus d’un mètre quatre-vingts – et étroit. Ses longs bras étaient dotés de mains massives. Deux contrepoids, pensa Schiffer, qui donnaient un équilibre à sa silhouette longiligne. Il possédait aussi une belle tête, auréolée d’une chevelure brune et bouclée. Un autre point d’équilibre... Il ne portait pas de blouse mais un manteau de loden. A l’évidence, il était sur le départ.

Schiffer se présenta, sans sortir sa carte :

— Lieutenant principal Jean-Louis Schiffer. J’ai quelques questions à vous poser. Ça ne prendra que quelques minutes.

— Je quitte le service. Et je suis déjà en retard. Ça ne peut pas attendre demain ?

La voix était un autre contrepoids. Grave. Stable. Solide.

— Désolé, rétorqua le flic. L’affaire est importante.

Le médecin toisa son interlocuteur. L’odeur de menthe se dressait entre eux comme un paravent de fraîcheur. Hirsch soupira et s’assit sur un des sièges boulonnés :

— De quoi s’agit-il ?

Schiffer demeura debout.

— Une ouvrière turque que vous avez examinée le 14 novembre 2001, au matin. Elle avait été amenée par le lieutenant Christophe Beauvanier.

— Et alors ?

— Cette affaire nous paraît comporter des irrégularités de procédure.

— Vous êtes de quel service au juste ?

Le flic la joua au ventre :

— Enquête interne. Inspection Générale des Services.

— Je vous préviens. Je ne dirai pas un mot sur le capitaine Beauvanier. Le secret professionnel, ça vous dit quelque chose ?

Le toubib se trompait sur le mobile de l’investigation. A coup sûr, il avait dû aider « Mister Man » à décrocher d’un de ses problèmes de drogue. Schiffer prit son ton de grand seigneur :

— Mon enquête ne porte pas sur Christophe Beauvanier. Peu importe que vous lui ayez prescrit un traitement à la méthadone.

Le médecin haussa un sourcil – Schiffer avait visé juste – puis se radoucit :

— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

— L’ouvrière turque. Je m’intéresse aux policiers qui sont venus la chercher, ensuite.

Le psychiatre croisa les jambes et lissa le pli de son pantalon :

— Ils sont arrivés environ quatre heures après son admission. Ils avaient l’ordre de transfert, l’ordonnance d’expulsion. Tout était parfaitement en ordre. Presque trop, je dirais.

— Trop ?

— Les formulaires étaient tamponnés, signés. Ils émanaient directement du ministère de l’Intérieur. Tout cela à 10 heures du matin. C’était bien la première fois que je voyais autant de paperasses pour une simple irrégulière.

— Parlez-moi d’elle.

Hirsch observa le bout de ses chaussures. Il regroupait ses idées :

— Quand elle est arrivée, j’ai cru à une hypothermie. Elle tremblait. Elle était à bout de souffle. Après l’avoir examinée, je me suis rendu compte que sa température était normale. Son système respiratoire n’était pas endommagé non plus. Ses symptômes étaient hystériques.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Il eut un sourire supérieur :

— Elle avait les signes physiques, mais aucune des causes physiologiques. Tout venait d’ici. (Il pointa son index sur la tempe.) De la tête. Cette femme avait reçu un choc psychologique. Son corps réagissait en conséquence.

— Quel genre de choc, à votre avis ?

— Une peur violente. Elle présentait les stigmates caractéristiques d’une angoisse exogène. L’analyse de sang l’a confirmé. Nous avons détecté les traces d’une décharge importante d’hormones. Et aussi un pic de cortisol, très significatif. Mais cela devient un peu technique pour vous...

Le sourire hautain s’accentua.

Ce type commençait à l’agacer avec ses grands airs. Il parut le sentir et ajouta sur un ton plus naturel :

— Cette femme avait subi un stress intense. A ce niveau, je parlerais même d’un trauma. Elle me rappelait les cas qu’on rencontre après les batailles, sur les fronts armés. Des paralysies inexplicables, des asphyxies subites, des bégaiements, ce type de...

— Je connais. Décrivez-la-moi. Je veux dire : physiquement.

— Brune. Très pâle. Très maigre, à la limite de l’anorexie. Coiffée à la Cléopâtre. Un physique très dur, mais qui n’entamait pas, bizarrement, sa beauté. Au contraire. De ce point de vue, elle était assez... impressionnante.

Schiffer commençait à bien cadrer la fille. D’instinct, il présageait que cette créature n’était pas une simple ouvrière. Ni un simple témoin.

— Vous l’avez soignée ?

— Je lui ai d’abord injecté un anxiolytique. Ses muscles se sont décontractés. Elle s’est mise à ricaner, à bredouiller. Une vraie bouffée délirante. Ses phrases n’avaient aucun sens.

— C’était du turc, de toute façon ?

— Non. Elle parlait français. Comme vous et moi.

Une idée complètement givrée lui traversa l’esprit. Mais il préféra la maintenir à distance afin de conserver son sang-froid.

— Vous a-t-elle dit ce qu’elle avait vu ? Ce qui s’était passé dans le hammam ?

— Non. Elle prononçait des bribes de phrases, des mots incohérents.

— Par exemple ?

— Elle disait que les loups s’étaient trompés. Oui, c’est ça... Elle parlait de loups. Elle répétait qu’ils avaient enlevé la mauvaise fille. Incompréhensible.

Un flash éblouit sa conscience. Son idée revint en force. Comment cette ouvrière avait-elle deviné que les intrus étaient des Loups Gris ? Comment savait-elle qu’ils s’étaient trompés de cible ? Il n’y avait qu’une seule réponse : la véritable Proie, c’était-elle-même.

Sema Gokalp était la femme à abattre.

Schiffer recollait les morceaux sans peine. Les tueurs avaient eu un tuyau : leur cible travaillait, de nuit, dans le hammam de Talat Gurdilek. Ils avaient débarqué dans l’atelier et enlevé la première femme qui ressemblait à leur portrait photographique : Zeynep Tütengil. Mais ils se trompaient : la rousse, la vraie, avait pris ses précautions et s’était teint les cheveux en noir.

Il lui vint une autre idée. Il tira de sa poche le portrait-robot :

— La fille, elle ressemblait à ça ?

L’homme se pencha :

— Pas du tout. Pourquoi cette question ?

Schiffer empocha son affiche sans répondre.

Un deuxième flash. Une nouvelle confirmation. Sema Gokalp – la femme qui se cachait derrière ce nom – avait été plus loin dans la métamorphose : elle avait changé de visage. Elle avait fait appel à la chirurgie esthétique. Une technique classique pour ceux qui larguent définitivement les amarres. Surtout dans l’univers criminel. Puis elle avait endossé la peau d’une ouvrière anonyme, au fond des vapeurs de la Porte bleue. Mais pourquoi être restée à Paris ?