— Sa mémoire initiale est donc en train de revenir ?
— On n’en sait rien. Elle se méfiait de nous, en tout cas.
— Où en sont tes gars ?
— Nulle part. On ratisse tout Paris. Pas moyen de la choper.
C’était le moment de jouer son va-tout. Il planta le coupe-papier dans la surface de bois :
— Si elle a retrouvé la mémoire, elle va agir comme une Turque. C’est mon domaine. Je peux la pister mieux que personne.
L’expression du commissaire se modifia. Schiffer insista :
— C’est une Turque, Charlier. Un gibier très particulier. T’as besoin d’un flic qui connaît ce monde-là et qui agira en toute discrétion.
Il pouvait suivre l’idée qui faisait son chemin dans la tête du colosse. Il se recula comme pour mieux ajuster le tir :
— Voilà le marché. Tu me laisses les coudées franches pendant vingt-quatre heures. Si je mets la main dessus, je te la livre. Mais avant ça, je l’interroge.
Nouveau silence, très marqué. Enfin, Charlier ouvrit un tiroir et sortit une liasse de documents :
— Son dossier. Elle s’appelle maintenant Anna Heymes et...
En un seul geste, Schiffer attrapa la chemise cartonnée et l’ouvrit. Il passa en revue les feuilles dactylographiées, les bilans médicaux, et tomba sur le nouveau visage de la cible. Exactement le portrait décrit par Hirsch. Aucun trait commun avec la rousse que les assassins recherchaient. De ce point de vue, Sema Gokalp n’avait plus rien à craindre.
Le guerrier antiterroriste continuait :
— Le neurologue traitant s’appelle Eric Ackermann et...
— Je me fous de sa nouvelle personnalité et des mecs qui lui ont fait ça. Elle va retourner vers ses origines. C’est ça l’important. Qu’est-ce que tu sais sur Sema Gokalp ? Sur la Turque qu’elle était ?
Charlier s’agita dans son fauteuil. Des veines palpitaient à la base de sa gorge, juste au-dessus de son col de chemise :
— Mais... rien ! Juste une ouvrière amnésique et...
— T’as gardé ses fringues, ses papiers, ses effets personnels ?
Il nia d’un revers de main :
— On a tout détruit. Enfin, je crois.
— Vérifie.
— Ce sont des trucs d’ouvrière. Il n’y a rien d’intéressant pour...
— Décroche ton putain de téléphone et vérifie.
Charlier attrapa son combiné. Après deux communications, il grogna :
— Je n’arrive pas y croire. Ces cons-là ont oublié de détruire ses fringues.
— Elles sont où ?
— Au dépôt de la Cité. Beauvanier avait filé de nouvelles frusques à la fille. Les gars de Louis-Blanc ont renvoyé les vieilles à la préfecture. Personne n’a pensé à les récupérer. Voilà ma brigade d’élite.
— Elles sont enregistrées sous quel nom ?
— Sema Gokalp, a priori. Chez nous, on fait pas les conneries à moitié.
Il saisit un nouveau formulaire, vierge cette fois, qu’il commença à remplir. Le sésame pour la préfecture de police.
« Deux prédateurs en train de se partager une proie », pensa Schiffer.
Le commissaire signa la feuille et la fit glisser sur la table :
— Je te donne la nuit. A la moindre embrouille, j’appelle l’IGS.
Il empocha le laissez-passer et se leva :
— Tu scieras pas le plongeoir. On est assis sur le même.
47
Il était temps d’affranchir le môme.
Jean-Louis Schiffer remonta la rue du Faubourg-Saint-Honoré, emprunta l’avenue Matignon, puis repéra une cabine téléphonique sur le rond-point des Champs-Elysées. Son cellulaire était encore à plat. Après une seule sonnerie, Paul Nerteaux hurla :
— Bon Dieu, Schiffer, où êtes-vous ?
La voix tremblait de fureur.
— 8e arrondissement. Quartier des huiles.
— Il est près de minuit. Qu’est-ce que vous avez foutu ? J’ai poireauté chez Sancak et...
— Une histoire de cinglé, mais j’ai pas mal de nouveau.
— Vous êtes dans une cabine ? J’en trouve une et je vous rappelle : ma batterie est morte.
Schiffer raccrocha, se demandant si les forces de police ne rateraient pas un jour l’arrestation du siècle, faute de recharges d’ions-lithium. Il entrouvrit la porte de la cabine – il s’asphyxiait lui-même avec ses odeurs de menthe.
La nuit était douce, sans pluie ni souffle d’air. Il observa les passants, les galeries commerciales, les immeubles en pierre de taille. Toute une vie de luxe, de confort, qui lui avait échappé mais qui peut-être revenait à portée de main...
La sonnerie retentit. Il ne laissa pas à Nerteaux le temps de parler :
— Où en es-tu avec tes patrouilles ?
— J’ai deux fourgons et trois voitures-radio, répondit-il avec fierté. Soixante-dix îlotiers et flics de la BAC sillonnent le quartier. J’ai déclaré toute la zone « criminogène ». J’ai filé les portraits-robots à tous les commissariats et les unités de police du 10e. Tous les foyers, bars et associations sont retournés. Y a pas un mec de la Petite Turquie qui n’ait pas vu le portrait. Je m’apprête à foncer à l’hôtel de police du 2e et...
— Oublie tout ça.
— Quoi ?
— Il est plus temps de jouer au petit soldat. C’est pas le bon visage.
— QUOI ?
Schiffer inspira à fond.
— La femme que nous cherchons a subi une opération de chirurgie esthétique. C’est pour ça que les Loups Gris ne la trouvent pas.
— Vous... Vous avez des preuves ?
— J’ai même son nouveau visage. Tout coïncide. Elle s’est payé une opération de plusieurs centaines de milliers de francs pour effacer son ancienne identité. Elle a totalement changé son apparence physique : elle s’est teinte en brune et a perdu vingt kilos. Puis s’est planquée dans le quartier turc même il y a six mois.
Il y eut un silence. Quand Nerteaux reprit la parole, sa voix avait perdu plusieurs décibels :
— Qui... Qui est-elle ? Où a-t-elle trouvé l’argent pour l’opération ?
— Aucune idée, mentit-il. Mais c’est pas une simple ouvrière.
— Que savez-vous d’autre ?
Schiffer réfléchit quelques secondes. Puis il balança tout. La rafle des Loups Gris, qui s’étaient trompés de proie. Sema Gokalp en état de choc. Sa garde-à-vue à Louis-Blanc, puis son admission à Sainte-Anne. L’enlèvement par Charlier et son programme à la con.
Enfin, la nouvelle identité de la femme : Anna Heymes.
Quand il se tut, Schiffer crut entendre le cerveau du jeune flic tourner à plein régime. Il l’imaginait, totalement sonné, perdu quelque part dans le 10e arrondissement, au fond de sa cabine téléphonique. Comme lui-même. Deux pêcheurs de corail suspendus dans des cages solitaires, au milieu des grands fonds...
Enfin, Paul demanda d’un ton sceptique :
— Qui vous a raconté tout ça ?
— Charlier en personne.
— Il s’est mis à table ?
— On est de vieux complices.
— Foutaises.
Schiffer éclata de rire :
— Je vois que tu commences à comprendre dans quel monde tu évolues. En 1995, après l’attentat du RER Saint-Michel, la DNAT – ça s’appelait encore la Sixième Division – était à cran. Une nouvelle loi permettait de multiplier les gardes à vue, sans motif précis. Un vrai bordel – j’y étais. Il y a eu des rafles dans tous les sens, au sein des milieux islamistes, notamment dans le 10e arrondissement. Une nuit, Charlier a déboulé à Louis-Blanc. Il était persuadé de tenir un suspect, un homme du nom d’Abdel Saraoui. Il s’est acharné sur lui, à mains nues. J’étais dans le bureau d’à côté. Le gars est mort le lendemain, d’un éclatement du foie, à Saint-Louis. Ce soir, je lui ai rappelé ces beaux souvenirs.