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Il avait repris conscience à l’approche de Paris. Sa poitrine se serrait encore au souvenir de l’effroi ressenti lors de son arrivée dans la capitale du royaume. Jusque-là, Paris n’était pour lui qu’un point sur la carte de France pendue au mur de la salle d’étude du collège de Vannes. Abasourdi par le bruit et le mouvement qui se manifestaient dès les faubourgs, il s’était senti ahuri et vaguement inquiet devant une vaste plaine couverte d’innombrables moulins à vent aux ailes agitées qui lui avaient fait l’effet d’une troupe de géants emplumés, tout droit sortis du roman, qu’il avait lu plusieurs fois, de M. de Cervantès. Le va-et-vient incessant des foules en haillons aux barrières l’avait saisi.

Encore aujourd’hui, il revivait son entrée dans la grande ville : des rues étroites, des maisons prodigieusement hautes, une chaussée malpropre, boueuse, tant et tant de cavaliers et de voitures, des cris et ces odeurs innommables...

À son arrivée, il s’était égaré de longues heures, butant sans cesse sur des jardins au fond d’impasses, ou sur le fleuve. Au bout du compte, un jeune homme aux yeux vairons et à la mine avenante l’avait mené à l’église Saint-Sulpice et, de là, rue de Vaugirard, au couvent des Carmes déchaux. Là, il avait été accueilli avec force démonstrations par un volumineux religieux, le père Grégoire, ami de son tuteur et responsable de l’apothicairerie. Il était tard et une couchette dans une soupente lui avait été aussitôt attribuée.

Réconforté par cet accueil, il avait sombré dans un sommeil sans rêves. Ce n’est qu’au matin qu’il avait constaté que son cicérone l’avait délesté de sa montre en argent, présent de son parrain. Il avait pris la résolution de se montrer plus circonspect avec les inconnus. Heureusement, la bourse contenant son modeste pécule reposait toujours dans une poche secrète cousue par Fine, à l’intérieur de son sac, la veille de son départ de Guérande.

Nicolas trouva son équilibre au rythme régulier des activités du couvent. Il prenait ses repas avec la communauté, dans le grand réfectoire. Il avait commencé à s’aventurer dans la ville muni d’un plan rudimentaire sur lequel il notait, avec une mine de plomb, ses itinéraires hésitants, afin d’être assuré de pouvoir revenir sur ses pas. Les inconvénients de la capitale le rebutaient toujours, mais son charme commençait à agir. Le mouvement perpétuel de la rue l’attirait tout en l’angoissant. Plusieurs voitures avaient manqué l’écraser. Il était toujours étonné par leur vitesse et par la soudaineté de leurs apparitions. Il apprit bientôt à ne plus rêver debout et à se protéger d’autres menaces : boues infectes dont les taches dévoraient les vêtements, cascades des gouttières se déversant sur les têtes et rues transformées en torrents à la moindre pluie. Il sauta, gambada et esquiva, comme un vieux Parisien, au milieu des immondices et de mille autres écueils. Chaque sortie l’obligeait à brosser son habit et à laver ses bas : il n’en possédait que deux paires, et il réservait l’autre pour sa rencontre avec M. de Sartine.

De ce côté-là, rien n’allait. Il s’était rendu à plusieurs reprises à l’adresse indiquée sur la lettre du marquis de Ranreuil. Un laquais soupçonneux l’avait éconduit après qu’il eut graissé la patte d’un portier tout aussi méprisant. De longues semaines s’écoulèrent. Voyant sa peine, et pour l’occuper, le père Grégoire lui proposa de travailler à ses côtés. Depuis 1611, le couvent des Carmes déchaux fabriquait, à partir d’une recette dont les moines gardaient jalousement le secret, une eau médicinale qui se vendait dans tout le royaume. Nicolas fut affecté au broyage des simples. Il apprit à reconnaître la mélisse, l’angélique, le cresson, la coriandre, le girofle et la cannelle, tout en découvrant des fruits étranges et exotiques. Les longues journées consacrées à manier le pilon du mortier et à respirer les exhalaisons des alambics l’abrutirent à un point tel que son mentor s’en aperçut et l’interrogea sur ses soucis. Il lui promit aussitôt de s’enquérir de M. de Sartine. Il obtint un billet d’introduction du père prieur qui devait permettre à Nicolas de lever tous les obstacles. M. de Sartine venait tout juste d’être nommé lieutenant général de police, en remplacement de M. Bertin. Le père Grégoire agrémenta ces bonnes nouvelles d’un déluge de commentaires dont la précision témoignait suffisamment qu’il s’agissait de connaissances acquises de fraîche date.

— Nicolas, mon fils, te voilà sur le point d’approcher un homme qui pourrait incliner le cours de ta vie, si toutefois tu sais lui plaire. M. le lieutenant général de police est le chef absolu des administrations que Sa Majesté charge de veiller à la sécurité publique et à l’ordre, non seulement dans la rue, mais aussi dans la vie de chacun de ses sujets. M. de Sartine, lieutenant criminel au Châtelet, avait déjà un grand pouvoir. Que ne fera-t-il pas désormais ? On prétend qu’il ne laissera pas de décider arbitrairement... Et dire qu’il vient juste d’avoir trente ans !

Le père Grégoire baissa d’un ton une voix qu’il avait naturellement haute et s’assura qu’aucune oreille indiscrète ne pouvait saisir ses propos.

— Le père abbé m’a confié que le roi avait chargé M. de Sartine de trancher, en dernier ressort, en cas de circonstances graves, en dehors de son tribunal et dans le plus grand secret. Tu ne sais rien, Nicolas, dit-il en mettant un doigt sur sa bouche. Rappelle-toi que cette grande charge avait été créée par l’aïeul de notre roi — que Dieu le garde, ce grand Bourbon. Le peuple se souvient encore de M. d’Argenson qu’il appelait « le damné », tant il en avait le visage et les formes.

Il jeta brusquement un pot d’eau sur un brasero qui s’éteignit en grésillant et en dégageant une fumée acre.

— Mais assez sur tout cela, je parle trop. Prends ce billet. Demain matin, tu descendras la rue de Seine et tu longeras le fleuve jusqu’au Pont-Neuf. Tu connais l’île de la Cité, tu ne peux t’égarer. Tu traverseras le pont. À main droite, tu suivras le quai de la Mégisserie. Il te conduira au Châtelet.

Nicolas dormit peu cette nuit-là. Sa tête résonnait des propos du père Grégoire et il mesurait sa propre insignifiance. Comment, seul à Paris, coupé de ceux qu’il aimait, doublement orphelin, trouverait-il l’audace d’affronter un homme si puissant, qui approchait le roi et dont tout laissait en effet pressentir qu’il aurait sur son destin un effet décisif ?

Il tenta en vain de chasser la fièvre qui lui martelait le crâne, et chercha à fixer une image paisible qui apaiserait son esprit. Le fin profil d’Isabelle apparut, le replongeant dans d’autres incertitudes. Pourquoi la fille de son parrain, sachant qu’il quittait Guérande pour longtemps, s’était-elle éloignée sans lui dire au revoir ?

Il revoyait la levée de terre au milieu des marais où ils s’étaient tous deux juré foi et amour. Comment avait-il pu la croire et être assez fou pour seulement imaginer que l’enfant trouvé dans un cimetière pouvait lever les yeux sur la fille du haut et puissant seigneur de Ranreuil ? Et pourtant, son parrain avait toujours été si bon avec lui... Cette pensée tendre et amère l’emporta finalement et, aux alentours de cinq heures, il s’endormit.