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Ce fut le père Grégoire qui le réveilla une heure plus tard. Après avoir fait ses ablutions, il s’habilla, se coiffa soigneusement et, poussé par le religieux, il se jeta dans le froid de la rue.

En dépit de l’obscurité, cette fois il ne s’égara pas. Devant le palais Mazarin, le jour levant faisait peu à peu sortir de l’ombre l’ensemble des bâtiments. L’agitation était déjà intense sur les rives du fleuve, semblables à des plages boueuses. Çà et là, des groupes se tenaient serrés autour de feux allumés. Les premiers cris de Paris éclataient de toutes parts, signe que la ville s’éveillait.

Il fut soudain bousculé par un garçon limonadier qui, ayant failli faire tomber son plateau de « bavaroises », jura sourdement. Nicolas avait goûté cette boisson, jadis mise à la mode par la princesse Palatine, mère du Régent. C’était, lui avait expliqué le père Grégoire, un thé chaud, sucré avec un sirop de capillaire. Le Pont-Neuf était déjà noir de peuple lorsqu’il s’y engagea. Il admira la statue d’Henri IV et la pompe de la Samaritaine. Les ateliers du quai de la Mégisserie commençaient à ouvrir, les compagnons s’attelant à leur journée de travail dès le lever du soleil. Il parcourut cette berge nauséabonde, le mouchoir sur le nez.

Le grand Châtelet, sévère et sombre, se profila devant lui. Il le devina plus qu’il ne le reconnut. Il s’engagea, indécis, sous une voûte faiblement éclairée par des lanternes à huile. Un homme, en longue robe noire, le dépassa. Nicolas l’apostropha :

— Monsieur, je requiers votre aide. Je cherche le bureau de M. le lieutenant général de police.

L’homme le toisa de bas en haut et, après un examen sans doute concluant, lui répondit, l’air important :

— M. le lieutenant général de police tient son audience particulière. D’habitude il se fait représenter, mais aujourd’hui, M. de Sartine inaugure sa charge et la présidera en personne. Vous savez sans doute que ses services se trouvent rue Neuve-Saint-Augustin, près de la place Vendôme, mais qu’il conserve un bureau au Châtelet. Voyez ses gens au premier étage. Il y a un huissier à la porte, vous ne pouvez vous tromper. Avez-vous l’introduction nécessaire ?

Prudemment, Nicolas se garda de répondre, prit congé poliment et s’en fut vers l’escalier. Au bout de la galerie, une fois franchie la porte vitrée, il trouva une salle immense aux murailles nues. Un homme était assis à une table de sapin, qui semblait ronger ses mains. En s’approchant, Nicolas comprit qu’il s’agissait d’un de ces biscuits, secs et durs, dont usaient les marins.

— Monsieur, dit-il, je vous salue et vous serais obligé de m’indiquer si je puis être reçu par M. de Sartine.

— Voilà bien de l’audace, M. de Sartine ne reçoit pas !

— Permettez-moi d’insister. (Nicolas sentait que tout dépendrait, en effet, de son insistance et il s’efforça d’affermir sa voix.) J’ai, monsieur, audience ce matin.

Par une habileté instinctive, Nicolas agita devant le visage de l’huissier la grande missive scellée d’un sceau armorié du marquis de Ranreuil. Eût-il montré le petit billet du prieur qu’il aurait sans doute été immédiatement éconduit. Son coup d’éclat ferma la bouche à son interlocuteur qui, bougonnant saisit respectueusement la lettre et lui désigna un banc.

— Comme vous voudrez, mais vous allez devoir attendre.

Il alluma sa pipe et se cantonna dès lors dans un silence que Nicolas aurait bien voulu rompre pour dissiper son angoisse. Il en fut réduit à considérer la muraille. Vers onze heures, la salle s’emplit de monde.

Un petit homme en tenue de magistrat, un maroquin sous le bras, entra, enveloppé d’un bruissement de propos respectueux. Il disparut par une porte dont l’entrebâillement laissa entrevoir un salon brillamment éclairé. Quelques instants après, l’huissier gratta à la porte et disparut à son tour. Quand il revint, il fit signe à Nicolas d’entrer.

La robe du magistrat gisait à terre et le lieutenant général de police, en habit noir, se tenait debout devant un bureau de bois précieux dont les bronzes luisaient faiblement. Il lisait la lettre du marquis de Ranreuil avec une attention que marquait la crispation de son visage. Le bureau était une pièce disproportionnée, mêlant la nudité de la pierre et du sol carrelé aux splendeurs du mobilier et des tapis. Plusieurs chandeliers allumés, dont les lumières s’ajoutaient aux rayons d’un pâle soleil d’hiver et aux rougeoiements du feu dans la grande cheminée gothique, éclairaient le visage ivoirin de M. de Sartine. Il paraissait plus vieux que son âge. Son front, haut et dégarni, frappait dès l’abord. Ses cheveux naturels, déjà grisonnants, étaient soigneusement coiffés et poudrés. Un nez pointu accentuait la sécheresse des angles d’un visage éclairé de l’intérieur par deux yeux gris fer, pétillants d’ironie. La taille petite, mais redressée, soulignait la sveltesse du personnage sans pour autant diminuer l’autorité et la dignité qui en émanaient. Nicolas sentit la panique l’envahir, mais il se souvint des leçons de ses maîtres et calma le tremblement de ses mains. Sartine, maintenant, s’éventait avec la lettre, considérant son visiteur avec curiosité. De longues minutes s’écoulèrent.

— Comment vous nommez-vous ? demanda-t-il brusquement.

— Nicolas Le Floch, pour vous servir, monsieur.

— Me servir, me servir... Nous verrons cela. Votre parrain me dit de fort bonnes choses sur votre personne. Vous montez, vous êtes habile aux armes, possédez des notions de droit... C’est beaucoup de choses pour un clerc de notaire.

Il se leva et, les mains sur les hanches, se mit à tourner lentement autour de Nicolas qui rougit devant cette inspection accompagnée de ricanements et de petits rires aigus.

— Oui, oui, vraiment, ma foi, c’est fort possible..., poursuivit le lieutenant général.

Sartine considéra la lettre pensivement, puis marcha vers la cheminée et l’y jeta. Elle s’embrasa dans un éclair jaune.

— Peut-on, monsieur, faire fond sur vous ? Non, ne me répondez pas, vous ignorez à quoi cela vous entraîne. J’ai des projets sur vous et Ranreuil vous donne à moi. Savez-vous ? Non, vous ne savez rien, rien.

Il passa derrière son bureau et s’assit, se pinça le nez puis considéra à nouveau Nicolas qui fondait dans son habit, le dos au feu crépitant.

— Monsieur, vous êtes bien jeune et je m’engage beaucoup en vous parlant avec ouverture comme je le fais. La police du roi a besoin d’honnêtes gens et j’ai, moi, besoin de serviteurs fidèles qui m’obéiront aveuglément. Entendez-vous ?

Nicolas se garda bien d’acquiescer.

— Ah ! Je vois que l’on comprend vite.

Sartine se dirigea vers la croisée et parut captivé par ce qu’il voyait.

— Beaucoup à nettoyer..., marmonna-t-il. Avec les moyens du bord... Pas plus, pas moins. N’est-ce pas ?

Nicolas avait pivoté pour faire face au lieutenant général.

— Il convient, monsieur, que vous accroissiez vos connaissances en droit. Vous y consacrerez quelques heures, chaque jour, en guise de distraction. Car vous allez travailler, certes oui.