— On va se faire piétiner ! protesta Angalo.
— Je pensais qu’on pourrait peut-être… je ne sais pas, moi, grimper dans ce sac, quelque chose dans ce goût-là, fit Masklinn.
— Ridicule ! jugea Gurder.
Masklinn prit une profonde inspiration.
— Parce que, tu comprends, c’est le sac de Richard Quadragénaire, dit-il.
Quand il vit leur tête, il ajouta :
— J’ai vérifié. Je l’avais déjà vu ; il occupe le siège au-dessus de nous. Le Petit-Fils Richard Quadragénaire. Il est là-haut en ce moment. Il lit le journal. Au-dessus. C’est lui.
Gurder avait viré à l’écarlate. De l’index, il frappa la poitrine de Masklinn.
— Et tu comptes me faire gober que Richard Arnold, le Petit-Fils d’Arnold Frères (fond. 1905) a des trous aux chaussettes ?
— Eh bien, ça prouve qu’il est très ouvert sur le monde, fit Angalo. Pardon ! Pardon ! J’essayais juste de détendre un peu l’atmosphère. Inutile de me regarder avec ces yeux-là.
— Grimpe, tu verras toi-même, proposa Masklinn. Je vais t’aider. Mais sois prudent.
Ils firent la courte échelle à Gurder.
Puis celui-ci redescendit, très silencieux.
— Alors ? demanda Angalo.
— Il a R.A., inscrit en lettres dorées sur le sac, en plus, ajouta Masklinn.
Il adressa des signes fébriles à Angalo. Gurder donnait l’impression d’avoir vu un fantôme.
— Oui, c’est également disponible, se hâta de confirmer Angalo. « Monogrammes dorés, 60 F seulement », on lisait ça sur le panneau.
— Dis quelque chose, Gurder. Ne reste pas assis là, à faire cette tête.
— C’est un moment très solennel pour moi, dit Gurder.
— Je m’étais dit qu’on pourrait découdre le bas du sac et s’introduire par le fond.
— Je n’en suis pas digne, fit Gurder.
— Non, probablement pas, fit Angalo sur un ton jovial. Mais on ne le répétera à personne.
— Et de cette façon, Richard Quadragénaire nous aidera, tu comprends ? poursuivit Masklinn (en espérant que l’état de Gurder lui permettrait de comprendre ses paroles). Il n’en saura rien, mais il nous aidera. Et donc, ce sera dans l’ordre des choses. Si ça se trouve, c’était voulu.
Pas voulu par qui que ce soit, se dit-il, par honnêteté de conscience. Voulu en général, simplement.
Gurder prit cette théorie en considération.
— Bon, très bien, dit-il. Mais n’abîmons pas le sac. On peut s’introduire par la fermeture Éclair.
Ce qu’ils firent. Elle se coinça un peu à mi-chemin – comme toujours, avec les fermetures Éclair. Mais il ne fallut pas longtemps pour pratiquer une ouverture assez grande pour que des gnomes s’y introduisent.
— Et qu’est-ce qu’on fait s’il jette un coup d’œil à l’intérieur ? se demanda Angalo.
— Rien, répondit Masklinn. On lui fera notre plus joli sourire, je suppose.
Les grenouilles arboricoles étaient loin sur la branche, désormais. Ce qui avait ressemblé à une étendue de bois lisse et gris-vert se présentait, de près, comme un labyrinthe d’écorce tourmentée, de racines et de mottes de mousse. C’était terrifiant, insoutenable pour des grenouilles qui avaient passé leur vie dans un monde bordé de pétales.
Mais elles continuèrent leur progression. L’expression « battre en retraite » ne faisait pas partie de leur vocabulaire. Ni aucune autre expression, d’ailleurs.
4
Hôtels : Un endroit où les humains voyageurs se rangent la nuit. D’autres humains viennent leur apporter de la nourriture, en particulier le célèbre sandwich bacon, laitue et tomate. On y trouve des lits, des serviettes et des choses spéciales qui pleuvent sur les gens pour qu’ils se nettoient.
Ténèbres.
— Il fait très sombre là-dedans, Masklinn.
— Oui, et je n’arrive pas à me mettre à l’aise.
— Eh bien ! il faudra faire sans.
— Une brosse à cheveux ! Je viens de m’asseoir sur une brosse à cheveux !
— Nous ne devrions plus tarder à atterrir.
— Parfait.
— Et il y a un tube de je-ne-sais-quoi…
— J’ai faim. Il n’y a rien à manger ?
— J’ai gardé la cacahuète.
— Où ça ? Où ça ?
— Et voilà ! Tu viens de me la faire lâcher !
— Gurder ?
— Oui ?
— Mais qu’est-ce que tu fabriques ? Tu coupes quoi ?
— Il est en train de faire un trou dans sa chaussette.
Un silence.
— Et alors ? Pourquoi pas, si je veux ? C’est ma chaussette, après tout.
Nouveau silence.
— Je me sens mieux, si je fais ça, c’est tout.
Retour du silence.
— C’est un simple humain, Gurder. Il n’a rien de spécial.
— On est dans son sac, non ?
— Oui, mais tu dis toi-même qu’Arnold Frères se trouve dans nos têtes. Non ?
— Si.
— Bon, alors ?
— C’est juste que je me sens mieux de l’avoir fait. Le sujet est clos.
— Nous allons atterrir.
— Comment saurons-nous quand…
— Je suis certain que j’aurais fait ça mieux. Au bout d’un petit moment.
— On est en Floride ? Angalo, déplace ton pied, tu me le mets dans la figure.
— Oui. Ce pays a une tradition d’accueil des immigrants.
— On est des immigrants ?
— Pour être tout à fait précis, vous êtes en transit vers une autre destination.
— Laquelle ?
— Les étoiles.
— Ah oui ! Truc ?
— Oui ?
— Y a-t-il la moindre trace du passage d’autres gnomes auparavant ?
— Qu’est-ce que tu racontes ? C’est nous, les gnomes !
— Oui, mais il a pu y en avoir d’autres.
— Il n’y a que nous ! Je me trompe ?
De minuscules lueurs scintillèrent dans les ténèbres du sac.
— Truc ? insista Masklinn.
— J’examine les données disponibles. Conclusion : aucune mention fiable de gnomes. Tous les immigrants enregistrés mesuraient plus de dix centimètres de haut.
— Ah bon ! Je me posais la question, c’est tout. Je me demandais si nous étions les seuls.
— Tu as entendu le Truc. Aucune mention fiable, il te dit.
— Mais jusqu’à aujourd’hui, personne ne nous avait vus non plus.
— Truc, tu sais ce qui va se passer, maintenant ?
— Nous allons devoir franchir l’Immigration et la Douane. Êtes-vous, ou avez-vous jamais été, membres d’une organisation subversive ?
Un silence.
— Qui ça ? nous ? Pourquoi tu nous demandes ça ?
— C’est le genre de question qu’ils posent. J’intercepte les communications.