— Parce que tu tiens un gros caillou, rétorqua Angalo d’un ton égal. Eux, je ne sais pas, mais moi, si tu avançais en tenant un machin comme ça, je te garantis que je ne serais pas rassuré.
— Je ne suis pas sûr de vouloir le lâcher, expliqua Masklinn.
— Peut-être qu’ils ne nous comprennent pas…
Gurder bougea.
L’Abbé n’avait pas prononcé un mot depuis l’arrivée des nouveaux gnomes. Il avait simplement blêmi.
Mais soudain, une espèce de minuterie interne sembla se déclencher. Il poussa un grognement, bondit et chargea droit vers Queue-de-Cheval, comme un ballon enragé.
— Comment osez-vous nous aborder, espèce… espèce de Dehoreux ! hurla-t-il.
Angalo se cacha les yeux avec les mains. Masklinn crispa la main sur son caillou.
— Euh !… Gurder… entama-t-il.
Queue-de-Cheval battit en retraite. Les autres gnomes parurent surpris par la petite silhouette en explosion qui se trouvait soudain au milieu d’eux. Gurder était en proie à une de ces fureurs qui ont presque valeur d’armure.
Queue-de-Cheval glapit quelque chose en réponse à Gurder.
— Et pas de harangue avec moi, espèce de païen mal débarbouillé ! répliqua celui-ci. Tu crois peut-être que tes épieux nous font peur ?
— Oui, chuinta Angalo en se rapprochant discrètement de Masklinn. Qu’est-ce qu’il lui prend ? demanda-t-il.
Queue-de-Cheval criailla quelque chose à l’intention de ses gnomes. Deux ou trois levèrent leurs épieux, avec une certaine hésitation. D’autres ne semblaient pas d’accord.
— Ça dégénère, constata Angalo.
— Oui, fit Masklinn. Je crois qu’on devrait…
Derrière eux, une voix lança un ordre. Tous les Floridiens se retournèrent. Masklinn les imita.
Deux nouveaux gnomes venaient de sortir des herbes. L’un d’eux était un jeune garçon. L’autre, une petite bonne femme dodue, le genre dont on est ravi d’accepter les tartes aux pommes. Elle portait un chignon et, comme pour Queue-de-Cheval, une longue plume grise était piquée dedans.
Les Floridiens parurent gênés. Queue-de-Cheval se lança dans une longue diatribe. La femme prononça deux mots. Queue-de-Cheval leva les bras au-dessus de sa tête et marmonna quelque chose en direction du ciel.
La femme fit le tour de Masklinn et d’Angalo comme s’ils étaient des marchandises en rayon. Quand elle inspecta Masklinn de haut en bas, il croisa son regard et se dit : elle a peut-être l’air d’une gentille petite vieille, mais c’est elle qui commande. Si on ne lui plaît pas, on va au-devant de gros ennuis.
Elle tendit la main pour lui prendre le caillou. Il n’opposa aucune résistance.
Puis elle toucha le Truc.
Le cube noir parla. Ce qu’il dit ressemblait beaucoup au langage qu’avait employé la femme. Elle retira vivement la main et considéra le Truc, la tête inclinée sur le côté. Puis elle recula.
Sur un nouvel ordre, les Floridiens se disposèrent, non pas en ligne, mais en une sorte de V dont la femme occupait la pointe et qui enveloppait les voyageurs.
— On est des prisonniers ? s’enquit Gurder, qui s’était un peu calmé.
— Je ne crois pas, répondit Masklinn. Pas vraiment des prisonniers, pour l’instant.
Au menu, il y avait une espèce de lézard. Masklinn se régala ; cela lui rappelait son existence de Dehoreux, avant la découverte du Grand Magasin. Les deux autres mangèrent uniquement parce qu’il aurait été impoli de ne pas manger, et qu’il n’était probablement pas recommandé d’être impoli avec des gens qui possédaient des épieux alors qu’on n’en avait pas soi-même.
Les Floridiens les observaient avec une mine solennelle.
Il y en avait bien une trentaine, tous revêtus des mêmes tenues grises. Ils ressemblaient beaucoup aux Gnomes du Grand Magasin, à part qu’ils avaient un teint légèrement plus sombre et un tour de taille nettement plus réduit. La plupart avaient un grand nez, très impressionnant, dont le Truc affirma que c’était parfaitement okay, et que c’était la faute de la génétique.
Le Truc s’entretenait avec eux. À l’occasion, il déployait un de ses détecteurs et traçait des signes dans la poussière.
— Le Truc leur dit sans doute que nous y en a venir de pays très loin sur grand oiseau qui pas battre ailes, supputa Angalo.
Très souvent, le Truc répétait simplement les paroles de la femme.
Finalement, Angalo n’y tint plus.
— Alors, qu’est-ce qui se passe, Truc ? Pourquoi est-ce que c’est elle qui fait tous les discours ?
— Elle est le chef de ce groupe, répondit le Truc.
— Une femme ? Tu plaisantes ?
— Je ne plaisante jamais. Je ne suis pas programmé pour.
— Oh !
Angalo donna un coup de coude à Masklinn.
— Si jamais Grimma apprend ça, on n’a pas fini d’en entendre parler, prédit-il.
— Elle s’appelle Très-Petit-Arbre, c’est-à-dire Buisson, poursuivit le Truc.
— Et tu comprends ce qu’elle raconte ? s’étonna Masklinn.
— Petit à petit. Leur dialecte est très proche du gnome des origines.
— « Gnome des origines » ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Le langage que parlaient vos ancêtres.
Masklinn haussa les épaules avec fatalisme. Inutile d’essayer de comprendre pour le moment.
— Et tu lui as expliqué notre situation ?
— Oui. Elle dit…
Queue-de-Cheval, qui bougonnait dans son coin, se leva soudain et s’exprima très longuement, avec des accents furieux, en indiquant souvent le sol et le ciel.
Le Truc fit clignoter quelques voyants.
— Il prétend que vous êtes des intrus sur un territoire qui appartient au Faiseur-de-Nuées. Il dit que c’est une très mauvaise chose. Il affirme que le Faiseur-de-Nuées va entrer dans une très grande colère.
De nombreux gnomes firent entendre un murmure d’approbation. Buisson leur lança quelques paroles sévères. Masklinn tendit la main pour empêcher Gurder de se lever.
— Qu’en pense, euh… Buisson ? demanda-t-il.
— Je ne pense pas qu’elle apprécie beaucoup l’individu qui porte une queue-de-cheval. Il s’appelle Celui-Qui-Sait-Ce-Que-Pense-Le-Faiseur-De-Nuées.
— Et ce Faiseur-de-Nuées, c’est quoi ?
— Prononcer son vrai nom porte malheur. Il a créé la terre et continue à fabriquer le ciel. Il…
Queue-de-cheval reprit la parole. Il semblait très mécontent.
Il faut devenir amis avec ces gens, se dit Masklinn. Il doit bien y avoir un moyen.
— Le Faiseur-de-Nuées, c’est… (Masklinn réfléchissait intensément.)… une sorte d’Arnold Frères (fond. 1905) ?
— Oui, fit le Truc.
— Il existe réellement ?
— Je le crois. Êtes-vous prêts à courir un risque ?
— Lequel ?
— Je crois avoir deviné l’identité du Faiseur-de-Nuées. Je pense savoir quand il va fabriquer de nouveau du ciel.
— Vraiment ? Quand ? demanda Masklinn.
— Dans trois heures et dix minutes.
Masklinn hésita.
— Attends, articula-t-il soigneusement. On dirait le même délai que…
— Oui. Préparez-vous à détaler, tous les trois. Je vais écrire le nom du Faiseur-de-Nuées.
— Détaler ? Pourquoi ?
— Ils vont peut-être se mettre très en colère. Mais nous n’avons pas de temps à perdre.