— Je ne te comprends pas, Angalo, intervint Masklinn. Tu as la passion de monter dans tout un tas de machines que des petits morceaux de métal en mouvement font avancer, et voilà que tu t’inquiètes à l’idée de grimper sur un oiseau parfaitement naturel.
— C’est parce que je ne comprends pas comment les oiseaux fonctionnent. Je n’ai encore jamais vu de diagramme éclaté d’un oiseau.
— C’est à cause de ces oies que les Floridiens n’ont jamais eu beaucoup de commerce avec les humains, continua le Truc. Comme je l’ai dit, leur langage est demeuré presque identique au gnome des origines.
Buisson les étudiait avec attention. Quelque chose dans la façon qu’elle avait de les traiter continuait à paraître étrange à Masklinn. Elle n’avait pas l’air de les redouter, de leur vouloir du mal ou d’être désagréable avec eux.
— Elle n’est pas surprise, dit-il à voix haute. Nous voir l’intéresse, mais ça ne la surprend pas. Ils étaient en colère parce que nous étions ici, mais pas à cause de notre apparition. Combien d’autres gnomes a-t-elle rencontrés ?
Le Truc dut traduire.
C’était un mot que Masklinn ne connaissait que depuis un an.
Des milliers.
La grenouille de tête était aux prises avec une nouvelle idée. Elle était très confusément consciente qu’elle avait besoin d’un nouveau concept.
Il y avait eu le monde, avec sa mare au centre, et les pétales en bordure. Un.
Mais plus loin sur la branche, il y avait un autre monde. De l’endroit où elle était, il ressemblait de manière fascinante à celui qu’elles venaient de quitter. Un.
La grenouille de tête s’accroupit sur une motte de mousse et fit pivoter chacun de ses yeux de façon à pouvoir distinguer les deux mondes en même temps. Un ici. Et un là-bas…
Un. Et un.
Le front de la grenouille était congestionné à force de vouloir englober une nouvelle idée avec son cerveau. Un et un faisaient un. Mais s’il y avait un ici et un là-bas…
Les autres grenouilles observaient avec stupeur les yeux de leur chef tournebouler d’une direction vers l’autre.
Un ici et un là-bas ne pouvaient pas faire un. Ils étaient trop éloignés l’un de l’autre. Il fallait un mot pour désigner l’ensemble des uns. Il fallait dire… Il fallait dire…
La gueule de la grenouille s’élargit. Elle sourit si largement que les deux commissures de sa bouche faillirent se rencontrer derrière sa tête.
Elle était arrivée à une solution.
— .-.-.mipmip.-.-. ! dit-elle.
Ça signifiait : un. Et un autre un.
Quand ils revinrent, Gurder était toujours en train de se chamailler avec Queue-de-Cheval.
— Mais comment font-ils pour continuer si longtemps ? Ils ne comprennent pas un traître mot de ce que l’autre raconte ! s’étonna Angalo.
— C’est la meilleure manière de s’y prendre, répondit Masklinn. Gurder ? On est prêt à partir. Allez, viens.
Gurder leva la tête. Son visage était écarlate. Les deux gnomes étaient accroupis face à un embrouillamini de croquis tracés dans la poussière.
— J’ai besoin du Truc ! dit-il. Cet imbécile refuse de comprendre quoi que ce soit !
— Tu n’auras pas gain de cause avec lui, dit Masklinn. D’après Buisson, il discute comme ça avec tous les gnomes qu’ils rencontrent. Ça lui plaît.
— Les gnomes ? Quels gnomes ?
— Il y a des gnomes partout, Gurder. C’est ce que prétend Buisson. Il existe d’autres groupes, même en Floride. Et… et… et en Canadie, où les Floridiens vont l’été. Il y avait probablement d’autres gnomes chez nous ! Simplement, on ne les a jamais rencontrés !
Il tira l’Abbé pour le remettre sur pied.
— Et il ne nous reste plus beaucoup de temps.
— Je refuse de grimper sur un de ces machins !
Les oies jetèrent un coup d’œil interrogatif à Gurder, comme s’il s’agissait d’une grenouille découverte à l’improviste dans leur cresson.
— Moi non plus, ça ne me réjouit pas beaucoup, reconnut Masklinn, mais le peuple de Buisson fait ça tout le temps. Blottis-toi dans les plumes et cramponne-toi bien.
— Me blottir ? beugla Gurder. Je ne me suis jamais blotti de toute ma vie !
— Tu as voyagé dans Concorde, fit remarquer Angalo. Et il a été construit et conduit par des humains.
Gurder fulminait, comme quelqu’un qui avait l’intention de vendre chèrement sa peau.
— Bon, d’accord, alors qui c’est qui a construit ces oies ? demanda-t-il.
Angalo lança un sourire à l’adresse de Masklinn, qui répondit : »
— Hein ? Oh ! chais pas. D’autres oies, je suppose.
— Des oies ? Des oies ? Et qu’est-ce qu’elles connaissent aux normes de sécurité en construction aéronautique ?
— Écoute, trancha Masklinn. Elles peuvent nous transporter directement jusqu’à l’endroit où nous devons aller. Les Floridiens parcourent des milliers de kilomètres sur leur dos. Des milliers de kilomètres, sans saumon fumé ni machin gélatineux rosâtre. Ça vaut quand même la peine d’essayer pendant trente kilomètres, non ?
Gurder hésita. Queue-de-Cheval grommela quelque chose.
Gurder s’éclaircit la gorge.
— Très bien, annonça-t-il. Si cet olibrius obscurantiste a l’habitude de voyager sur ces machins, je suis sûr que ça ne devrait pas présenter le moindre problème pour moi. (Il contempla les silhouettes grises qui flottaient sur le lagon.) Les Floridiens parlent à ces créatures ?
Le Truc traduisit la question à Buisson. Elle secoua la tête.
— Elle dit que non, les oies sont idiotes. Gentilles, mais idiotes. Pourquoi parler à quelque chose qui ne peut pas répondre ?
— Tu lui as expliqué ce qu’on veut faire ? demanda Masklinn.
— Non, elle ne m’a rien demandé.
— Comment on monte ?
Buisson enfonça ses doigts dans sa bouche et siffla.
Une demi-douzaine d’oies s’approchèrent de la berge en se dandinant. Vues de près, elles n’avaient pas l’air plus petites.
— Je me souviens d’avoir lu quelque chose sur les oies, un jour, dit Gurder, avec une sorte de terreur fascinée. On disait qu’elles étaient capables de casser un bras humain d’un seul coup de nez.
— D’aile, corrigea Angalo en contemplant les grands corps gris qui le dominaient de toute leur hauteur. C’était leur aile.
— Et ce sont les cygnes qui peuvent faire ça, compléta Masklinn d’une voix atone. Les oies, il ne faut jamais leur faire « bouh ».
Gurder regardait un long cou se tordre d’avant en arrière au-dessus de lui.
— Ça ne me viendrait pas à l’idée, jura-t-il.
Longtemps après, quand Masklinn écrivit l’histoire de sa vie, il raconta qu’aucun vol n’était plus rapide, plus haut et plus terrifiant que celui des oies sauvages.
— Hé là, ça ne va pas ! s’étonnèrent les gens. Masklinn, tu nous as déjà dit que l’avion volait si vite qu’il dépassait le son, et si haut qu’il n’était environné que de bleu.
Et il répondit :
— Justement. Il allait si vite qu’on ne savait pas qu’il allait vite ; il volait si haut qu’on ne voyait plus qu’il était haut. Ça se passait comme ça, c’est tout. Et le Concorde ressemblait à un objet conçu pour voler. Quand il était par terre, il avait un peu l’air d’être perdu.
Mais les oies, par contre, avaient l’aérodynamisme d’un oreiller de série. Elles ne roulaient pas avant de s’envoler et de se rire des nuages, comme l’avion. Non, elles couraient à la surface de l’eau en brassant désespérément l’air de leurs ailes et soudain, au moment où il devenait évident qu’elles n’arriveraient jamais à rien, elles y parvenaient ; l’eau s’éloignait en dessous d’elles et il n’y avait plus que le lent craquement des ailes qui halaient l’oie en plein ciel.