Un silence.
— Oh ! fit Masklinn. (Un temps de réflexion.) Ce sont les petits hommes verts dont tu m’as parlé ?
— Très… Un instant. Un instant.
— Quoi ? Quoi ? insista Masklinn.
— J’entends le Vaisseau.
Masklinn prêta l’oreille de son mieux.
— J’entends rien du tout.
— Pas par le son. Par la radio.
— Il est où ? Il est où, Truc ? Tu nous as toujours dit que le Vaisseau était là-haut, mais où ?
Les dernières grenouilles s’accroupirent sur la mousse pour échapper à la chaleur du soleil d’après-midi.
Près de l’horizon, à l’est, on voyait un mince croissant blanc.
On aimerait se dire que les grenouilles avaient des légendes sur le sujet. On aimerait penser qu’elles croyaient que le soleil et la lune étaient des fleurs lointaines – une fleur jaune le jour, une blanche la nuit. On aimerait se dire qu’elles faisaient l’objet de légendes, qu’on racontait que, quand une grenouille qui avait été bonne mourait, son âme montait vers les grandes fleurs du ciel…
Le problème, c’est que nous parlons de grenouilles. Le soleil, elles l’appelaient « .-.-.mipmip.-.-. ». Et la lune, c’était « .-.-.mipmip.-.-. ». Elles appelaient tout « .-.-.mipmip.-.-. ». Quand on est coincé avec un unique mot de vocabulaire, on a beaucoup de mal à inventer des légendes sur quoi que ce soit.
La grenouille de tête, cependant, sentait confusément que la lune ne paraissait pas normale.
Elle brillait de plus en plus.
— Nous avons abandonné le Vaisseau sur la Lune ? s’étonna Masklinn. Mais pourquoi ?
— Ce sont tes ancêtres qui ont décidé ça. Pour pouvoir le tenir à l’œil, je présume.
Le visage de Masklinn s’éclaira lentement, comme des nuages au lever du soleil.
— Tu sais, déclara-t-il avec enthousiasme, juste avant tout ça, quand on vivait dans notre vieux terrier, j’avais l’habitude de rester assis dehors, la nuit, à regarder la lune. Peut-être que je savais dans mon sang, en fait, que là-haut…
— Non, ce que tu ressentais était probablement de la superstition primitive, expliqua le Truc.
Masklinn parut se dégonfler.
— Oh ¡Désolé.
— Et maintenant, je te prierai de te taire. Le Vaisseau se sent perdu et il veut qu’on lui dise quoi faire. Il vient de s’éveiller après quinze mille ans.
— Je ne suis jamais très en forme le matin, moi non plus, sympathisa Masklinn.
Il n’y a pas de bruit sur la lune, mais c’est sans importance, puisqu’il n’y a personne pour entendre. Avoir des bruits serait du gaspillage.
Mais il y a de la lumière.
Une fine poussière s’éleva en hautes volutes au-dessus des antiques plaines du croissant sombre de la lune, se développant en nuées bouillonnantes qui montèrent assez haut pour intercepter les rayons du soleil. Elles scintillèrent.
En bas, quelque chose était en train de s’extirper du sol.
— On l’a laissé au fond d’un trou ? s’exclama Masklinn.
Des vagues de lumière passèrent et repassèrent en ondes sur les surfaces du Truc.
— Ne va pas me dire que c’est pour ça que vous avez toujours vécu dans des terriers. Les autres gnomes ne vivent pas dans des terriers.
— Non, c’est exact. Je devrais arrêter de ne penser qu’à…
Il se tut soudain. Ses yeux se fixèrent en dehors du bocal de verre, où un humain essayait de l’intéresser à des signes qu’il traçait sur un tableau.
— Il faut que tu arrêtes ! Tout de suite. Arrête le Vaisseau. On s’est complètement trompés. On ne peut pas partir. Truc. Il ne nous appartient pas ! On ne peut pas s’approprier le Vaisseau !
Les trois gnomes qui rôdaient à proximité de l’endroit d’où l’on lançait les Navettes étaient en train d’observer le ciel. Alors que le soleil approchait de l’horizon, la lune scintillait comme un ornement de Noël.
— Ça doit être le Vaisseau qui provoque ça ! s’exclama Angalo. C’est forcé ! (Il adressa un sourire radieux aux autres.) Alors, ça y est. Il arrive !
— Je n’aurais jamais cru que ça marcherait… commença Gurder.
Angalo donna une claque dans le dos de Pionn et indiqua le ciel du doigt.
— Tu vois ça, gamin ? Hé ben, c’est le Vaisseau ! Notre Vaisseau !
Gurder se frotta le menton et hocha la tête en regardant Pionn d’un air songeur.
— Oui, dit-il. C’est vrai. Le nôtre.
— Masklinn dit qu’il y a plein de trucs là-haut, poursuivit Angalo, aux anges. Et des tas d’espaces. Masklinn dit que le Vaisseau vole plus vite que la lumière, ce qui n’est sans doute pas vrai, parce que sinon, on ne verrait plus rien. On allumerait les lampes et toute la lumière tomberait en arrière en dehors de la pièce. Mais il va quand même très vite…
Gurder ramena le regard vers le ciel. L’idée qu’il avait derrière la tête était en train d’avancer vers le devant de la scène, créant en lui une curieuse sensation de gris.
— Notre Vaisseau, dit-il, celui qui a amené les gnomes ici.
— Ouais, c’est vrai, fit Angalo, qui l’entendait à peine.
— Et il va tous nous emporter, poursuivit Gurder.
— C’est ce que Masklinn a dit et…
— Tous les gnomes, dit Gurder.
Le ton de sa voix était aussi lourd et plat qu’une feuille de métal.
— Bien sûr. Pourquoi pas ? Je suppose qu’on apprendra vite comment le ramener à la carrière, et on ira chercher tout le monde. Pionn aussi, bien entendu.
— Et la tribu de Pionn ? demanda Gurder.
— Oh ! ils peuvent venir avec nous, répondit Angalo avec générosité. Il y a peut-être même assez de place pour emmener leurs oies !
— Et les autres ?
Angalo parut surpris.
— Quels autres ?
— Buisson raconte qu’il y a plein d’autres groupes de gnomes. Partout.
Angalo demeura interdit.
— Oh ! eux. Ben, pour eux, je sais pas. Mais on a besoin du Vaisseau. Tu sais bien tout ce qu’on a vécu depuis qu’on a quitté le Grand Magasin.
— Mais si nous emportons le Vaisseau, que leur restera-t-il quand ils en auront besoin ?
Masklinn venait de poser la même question.
— 01001101010101110101010010110101110010, répondit le Truc.
— Qu’est-ce que tu dis ?
Le Truc parut agacé.
— Si je me déconcentre, il risque de ne plus y avoir de Vaisseau pour personne. Je transmets quinze mille instructions à la seconde.
Masklinn ne fit aucun commentaire.
— Ça représente un très grand nombre d’instructions, précisa le Truc.
— Le Vaisseau appartient de droit à tous les gnomes du monde.
— 010011001010010010…
— Oh ! la ferme ! Dis-moi quand le Vaisseau va arriver.
— 0101011001… C’est l’un ou l’autre… 01001100…
— L’autre quoi ?
— Je peux la fermer ou te dire quand le Vaisseau va arriver. Mais pas les deux à la fois.
— S’il te plaît, dis-moi quand le Vaisseau va arriver, dit Masklinn avec patience. Et ensuite, ferme-la.
— Dans quatre minutes.
— Quatre minutes !
— Je me trompe peut-être de trois secondes. Mais mes calculs donnent quatre minutes. Sauf que maintenant, c’est dans trois minutes trente-huit secondes. Ce sera dans trois minutes trente-sept secondes d’une seconde à l’autre…