— Je ne peux pas rester traîner ici s’il doit arriver si vite ! déclara Masklinn (oubliant temporairement tous ses devoirs envers les gnomes du monde). Comment faire pour sortir ? Ce machin a un couvercle.
— Tu veux que je la ferme tout de suite, ou tu préfères que je te fasse sortir avant ? demanda le Truc.
— Je t’en prie !
— Les humains t’ont-ils vu te déplacer ?
— Que veux-tu dire ?
— Est-ce qu’ils savent à quelle vitesse tu peux courir ?
— Je ne sais pas. Non, je ne pense pas.
— Alors, prépare-toi à courir. Mais commence par te boucher les oreilles.
Masklinn jugea préférable d’obéir. Le Truc savait être horripilant par moments, mais il n’était pas sage d’ignorer ses conseils.
Des voyants sur le Truc dessinèrent fugitivement une étoile.
Il se mit à piailler. Le son grimpa, grimpa, au-delà de ce que Masklinn était capable d’entendre. Il le sentait, même avec ses mains sur ses oreilles ; il avait l’impression que ça lui faisait des bulles désagréables dans la tête.
Il ouvrit la bouche pour crier quelque chose au Truc et les parois éclatèrent. À un moment, il y avait du verre et, l’instant d’après, des éclats de verre jaillirent en tous sens, comme un puzzle dont les pièces avaient soudain décidé qu’elles avaient besoin d’un peu de territoire bien à elles.
— Maintenant, ramasse-moi et cours, ordonna le Truc avant que les éclats ne soient retombés sur la table.
Dans toute la salle, les humains se retournaient, à la façon lente et maladroite des humains.
Masklinn s’empara du Truc et détala pour traverser la surface polie.
— En bas ! cria-t-il. On est très haut, comment on fait pour aller en bas ?
Il regarda autour de lui, désemparé. Une espèce de machine, couverte de petits cadrans et de voyants lumineux, occupait l’autre bout de la table. Il avait vu un humain s’en servir.
— Les fils ! s’exclama-t-il. Il y a toujours des fils électriques !
Il dérapa, esquiva aisément une main géante qui tentait de s’emparer de lui et traversa la table.
— Je vais devoir te jeter en bas, haleta-t-il. Je ne peux pas te transporter pendant la descente.
— Ça ira très bien.
Masklinn s’arrêta en bordure de table au terme d’une glissade et jeta le Truc par-dessus bord. Oui, il y avait bien des fils qui descendaient jusqu’au sol. Il bondit vers l’un d’eux, tourbillonna autour de façon incontrôlée, puis le descendit, mi-dégringolant, mi-glissant.
Les humains se précipitaient vers lui avec lourdeur, de toutes parts. Il ramassa le Truc par terre, le serra contre sa poitrine et fila vers l’avant. Il y avait un pied – une chaussure marron, des chaussettes bleu marine. Il zigzagua. Deux autres pieds – chaussures noires, chaussettes noires. Et elles allaient trébucher contre le premier pied…
Il les évita.
Il y avait encore d’autres pieds, et des mains, tendues en vain vers le bas. Masklinn était une tache mal définie, éludant et slalomant entre des pieds capables de l’aplatir.
Tout d’un coup, il n’y eut plus que le plancher dégagé.
Quelque part retentit une alarme, dont les échos suraigus parurent graves et terribles à Masklinn.
— Dirige-toi vers la porte, suggéra le Truc.
— Mais il y a d’autres humains qui vont entrer, siffla Masklinn.
— Ça tombe très bien, parce que nous, nous sortons.
Masklinn atteignit la porte à l’instant où elle s’ouvrait. Un interstice de quelques centimètres apparut ; derrière, de nouveaux pieds.
Plus le temps de réfléchir. Masklinn escalada la chaussure, sauta à terre de l’autre côté et poursuivit sa course.
— Et maintenant ? Et maintenant ?
— Dehors.
— C’est de quel côté ?
— Partout.
— Me voilà bien avancé !
Des portes s’ouvraient tout au long du couloir. Des humains en sortaient. Le problème n’était pas tant d’éviter la capture – il faudrait qu’un humain soit déjà très vif pour apercevoir un gnome galopant à vive allure, et encore plus pour l’attraper – mais simplement de ne pas se faire marcher dessus par accident.
— Pourquoi n’y a-t-il aucun trou de souris ? Tous les bâtiments devraient en être équipés ! se désola Masklinn.
Une chaussure écrasa le sol à deux centimètres de lui. Il bondit.
Le couloir se remplissait d’humains. Une autre sonnerie d’alarme commença à résonner.
— Pourquoi tout ce remue-ménage ? Ce n’est quand même pas à cause de moi ? Ils ne peuvent pas créer une telle pagaille à cause d’un tout petit gnome ?
— C’est le Vaisseau. Ils viennent de voir le Vaisseau.
Une chaussure faillit décerner à Masklinn le prix du gnome le plus parfaitement aplati de Floride. Il manqua de justesse de se cogner contre elle.
À la différence de la plupart des chaussures, celle-ci portait un nom. C’étaient des Baladeuses Crucial, avec une semelle en caoutchouc véritable, SGDG. La chaussette qui en dépassait avait bien la mine d’une Monsieur Inodor’, garantie quatre-vingt-cinq pour cent polyputhéketlon, la chaussette la plus chère du monde.
Masklinn regarda encore plus haut. Au-delà des grandes étendues du pantalon bleu et des lointains nuages du pull-over, se trouvait une barbe.
C’était le Petit-Fils Richard Quadragénaire.
Au moment où on pouvait se dire que personne ne faisait aucun cas des gnomes, l’Univers tentait l’impossible pour prouver le contraire…
Masklinn fit un saut sans élan et atterrit sur la jambe du pantalon, à l’instant où le pied se déplaçait. C’était le refuge le plus sûr. Il était rare qu’un humain marche sur un autre humain.
Le pied fit un pas, se posa de nouveau. Masklinn, se balançant d’avant en arrière, essayait de se hisser le long du tissu rugueux. On voyait une couture à quelques centimètres de là. Il réussit à s’en saisir ; les points lui assurèrent une prise plus solide.
Richard Quadragénaire se trouvait mêlé à une foule de gens qui se dirigeaient tous dans la même direction. Plusieurs autres humains se cognèrent contre lui, manquant décrocher Masklinn de son perchoir. Il se débarrassa de ses bottines et essaya de s’arrimer avec les orteils.
Un lent martèlement rythmait les pas de Richard Quadragénaire.
Masklinn atteignit une poche, trouva un appui convenable pour ses pieds et continua son ascension. Une énorme étiquette l’aida à parvenir jusqu’à la ceinture. Masklinn avait l’habitude de voir des étiquettes dans le Grand Magasin, mais celle-ci était plutôt grande, même pour une grande étiquette. Elle était couverte d’écriture et rivetée au pantalon, comme si Richard Quadragénaire était une espèce de machine.
— « Grossbergers Hagglers, le premier nom des jeans », lut-il. Et il y a plein de choses qui affirment qu’ils sont épatants, et on voit des images de vaches et des trucs comme ça. À ton avis, pourquoi il porte des étiquettes partout ?
— Peut-être en a-t-il besoin pour reconnaître la nature de ses vêtements ?
— Pas bête. Il serait sans doute capable de porter ses souliers sur la tête.
En empoignant le pull-over, Masklinn jeta un dernier coup d’œil vers l’étiquette.
— Ça raconte que ces jeans ont remporté une médaille d’or à l’Exposition de Chicago en 1910, dit-il. Ils ont drôlement bien tenu le coup.