Les épaules de Gurder commencèrent à trembler. Un instant, Masklinn crut que le gnome était en train de rire, puis il vit les larmes couler sur le visage de l’Abbé.
— Hem !… dit-il, ne sachant que dire d’autre.
Gurder se détourna.
— Excuse-moi, dit-il. C’est juste que… tout change tellement vite. Pourquoi est-ce que les choses ne peuvent pas rester cinq minutes en place ? Chaque fois que je commence à bien comprendre une idée, elle change du tout au tout et je passe pour un imbécile ! Tout ce que je demande, c’est de pouvoir croire en quelque chose de réel ! Quel mal y a-t-il à ça ?
— Je crois qu’il faut avoir un esprit flexible, dit Masklinn, qui comprit au moment où il prononçait ces mots qu’ils n’allaient pas servir à grand-chose.
— Flexible ? Flexible ? J’ai la cervelle tellement flexible que je pourrais me la sortir par les oreilles pour la nouer sous mon menton ! rétorqua sèchement Gurder. Et ça ne m’a pas beaucoup aidé, crois-moi sur parole ! J’aurais mieux fait de croire à tout ce qu’on m’a appris quand j’étais enfant ! Au moins, je ne serais passé pour un idiot qu’une seule fois ! Mais là, je me trompe tout le temps !
Il s’engagea d’un pas furieux dans un des couloirs.
Masklinn le regarda s’éloigner. Ce n’était pas la première fois qu’il souhaitait lui-même pouvoir croire en quelque chose avec la ferveur de Gurder, afin d’avoir quelqu’un à qui se plaindre de la vie qu’il menait. Il aurait aimé revenir en arrière – oui, même dans son terrier. La vie n’y avait pas été si terrible, sauf qu’il faisait froid, qu’on n’était jamais au sec, et qu’on se faisait sans cesse dévorer. Mais au moins, il avait été aux côtés de Grimma. Ils auraient eu froid et faim ensemble et auraient été mouillés tous les deux. Il ne se serait pas senti si abandonné…
Un mouvement se produisit près de lui. C’était Pionn, qui portait un plateau de ce qui devait être… des fruits, décida Masklinn. Il laissa de côté sa solitude pour l’instant et s’aperçut que sa fringale n’attendait qu’une occasion de se manifester. Il n’avait jamais vu de fruits de cette forme et de cette couleur.
Il prit une tranche sur le plateau offert. Ça avait un goût de citron et de noisette.
— Ça s’est bien conservé, étant donné les circonstances, fit-il remarquer, un peu pris de court. Où as-tu trouvé ça ?
En fait, cela venait d’une machine, dans un couloir tout proche. Son fonctionnement paraissait assez simple. Il y avait des centaines d’images différentes de choses à manger. Quand on en touchait une, on entendait un ronronnement bref et la nourriture tombait sur un plateau par une ouverture. Masklinn appuya sur quelques images au hasard et obtint plusieurs variétés de fruits, une espèce de légume qui couinait dans la main et un morceau de viande qui avait un goût proche du saumon fumé.
— Je me demande comment il fait ça ? s’interrogea-t-il à haute voix.
Une voix dans le mur derrière lui expliqua :
— Si je te parlais de démantelage moléculaire relayé par un réassemblage à partir d’une gamme étendue de matériaux de base, est-ce que tu comprendrais ?
— Non, reconnut franchement Masklinn.
— Eh bien alors, c’est la Science qui le fait marcher.
— Ah bon ? Oh ! ben, dans ce cas, c’est parfait. C’est bien toi, Truc, non ?
— Oui.
Mâchouillant sa viande/poisson, Masklinn regagna benoîtement la salle de contrôle et proposa un peu de nourriture à Angalo. Le grand écran ne montrait que des nuages.
— C’est pas là-dedans qu’on verra la carrière, constata-t-il.
Angalo tira légèrement un levier vers l’arrière. La sensation d’un poids accru régna brièvement.
Ils contemplèrent l’écran.
— Mince ! fit Angalo.
— Ça me rappelle quelque chose, observa Masklinn.
Il tapota ses vêtements jusqu’à ce qu’il retrouve la carte pliée, froissée qu’ils avaient emportée avec eux depuis le Grand Magasin.
Il l’étala et ses yeux allèrent de la carte à l’écran.
— Tu as la moindre idée de ce que ça peut être ?
— Non, mais je sais comment on en nomme certaines parties, répondit Masklinn. Celle-là, épaisse en haut et toute mince en bas, on l’appelle Amérique du Sud. Regarde, elle ressemble à la carte. Sauf qu’il devrait y avoir les mots « Amérique du Sud » écrits dessus.
— Mais je ne vois toujours pas la carrière.
Masklinn contempla l’image en face d’eux. Amérique du Sud. Grimma en avait parlé, non ? C’est là que vivaient les grenouilles dans leurs fleurs. Elle avait dit que, quand on connaissait l’existence de choses comme les grenouilles qui vivent dans des fleurs, on n’était plus le même.
Il commençait à comprendre ce qu’elle avait voulu dire.
— Laissons tomber la carrière un moment, dit-il. Ça peut attendre.
— Nous devrions aller là-bas le plus vite possible, pour le bien de tous.
Masklinn y réfléchit un instant. C’était la vérité, il devait le reconnaître. N’importe quoi pouvait arriver en ce moment, chez eux. Il fallait ramener le Vaisseau rapidement, pour le bien de tous.
Et puis, il se dit : J’agis depuis longtemps pour le bien de tous. Pour une fois, une seule, je vais faire quelque chose pour mon propre compte. Je ne crois pas que nous réussissions à trouver d’autres gnomes avec ce Vaisseau, mais au moins, des grenouilles, je sais où en trouver.
— Truc, dit-il, conduis-nous en Amérique du Sud. Et sans discussion.
12
Grenouilles : Certains pensent qu’il est important de connaître les grenouilles. Elles sont petites et toutes vertes, parfois jaunes, et elles ont quatre pattes. Elles coassent. Les petites grenouilles s’appellent des têtards. À mon avis, c’est tout ce qu’on a besoin de savoir sur les grenouilles.
Repérez une planète bleue…
Mise au point
Voici une planète. Sa surface est en majorité couverte d’eau, mais on l’appelle quand même la Terre.
Repérez un pays…
Mise au point
… sous le soleil, du bleu, du vert et du brun, et de longues traînées de nuages que déchiquettent les montagnes…
Mise au point
… sur une montagne, verte et ruisselante, et voici un…
Mise au point
… arbre, chargé de mousse et couvert de fleurs et…
Mise au point
… sur une fleur qui contient une petite mare. C’est une broméliacée épiphyte.
Ses feuilles – mais ce pourrait être des pétales – frémissent à peine quand trois minuscules grenouilles très dorées se hissent à leur hauteur et contemplent avec stupeur l’eau fraîche et claire. Deux d’entre elles regardent leur chef, attendant de lui une déclaration historique à la mesure de l’événement.
Ce sera « .-.-.mipmip.-.-. ».
Puis elles se laissent glisser le long de la feuille jusque dans l’eau.
Si les grenouilles savent faire la différence entre le jour et la nuit, leurs notions de temps restent assez floues. Elles savent que certains événements se produisent après d’autres. Des grenouilles vraiment intelligentes peuvent se demander si quelque chose empêche que tout se passe simultanément, mais ça ne va jamais plus loin.