Aussi, il est difficile de savoir, d’un point de vue de grenouille, combien de temps s’écoula avant qu’une nuit inhabituelle tombe en plein milieu de la journée…
Une grande ombre noire se déplaça au sommet des arbres et s’arrêta. Au bout d’un moment, on perçut des voix. Les grenouilles les entendirent, bien qu’elles ne sachent pas ce qu’elles disaient, ni même ce qu’elles étaient. Ce n’était pas le genre de voix dont les grenouilles avaient l’habitude.
Ce qu’elles entendirent, ce fut à peu près ceci :
— Y en a combien de montagnes, enfin ? Franchement, c’est ridicule ! Il n’y a pas besoin d’en avoir autant ! Moi, je dis que c’est du gaspillage. Une seule aurait largement suffi. Une montagne de plus et je deviens fou. Et il va falloir en fouiller encore combien ?
— Moi, elles me plaisent.
— Et certains de ces arbres n’ont pas la bonne taille.
— Eux aussi, ils me plaisent, Gurder.
— Et je n’ai pas confiance quand c’est Angalo qui conduit.
— Je crois qu’il s’améliore, Gurder.
— En tout cas, j’espère qu’il n’y aura plus d’aéroplanes pour nous tourner autour, c’est tout.
Gurder et Masklinn se balançaient dans un panier grossier fait de bouts de métal et de fil de fer. Il était suspendu sous une écoutille carrée béant sous le Vaisseau.
Il y avait encore d’immenses pièces du Vaisseau qu’ils n’avaient pas encore explorées. On trouvait partout des engins bizarres. Le Truc avait dit que le Vaisseau servait à l’exploration.
Masklinn n’avait pas très confiance. Il y avait sûrement des machines capables de descendre et de remonter facilement le panier, mais il avait préféré nouer la corde autour d’un pilier du Vaisseau et, avec l’aide de Pionn resté à l’intérieur, monter et descendre le panier à la pure sueur de fronts gnomiques.
Le panier se cogna doucement contre la branche de l’arbre.
Le problème, c’était que les humains refusaient de les laisser en paix. Dès qu’ils trouvaient une montagne prometteuse, aéroplanes et hélicoptères commençaient à bourdonner autour d’eux, comme des mouches autour d’un aigle. Ça les empêchait de se concentrer.
Masklinn regarda la branche. Gurder avait raison. Ce serait leur dernière montagne, il le fallait.
Mais il y avait des fleurs ici, aucun doute sur ce point.
Il rampa le long de la branche jusqu’à atteindre la première fleur. Elle était trois fois plus grande que lui. Il trouva un appui pour poser le pied et se hissa.
Dedans, il y avait une mare. Trois petites paires d’yeux d’or se levèrent vers lui.
Masklinn leur retourna ce regard.
Ainsi, c’était donc vrai…
Il se demanda s’il devait leur dire quelque chose, si elles pouvaient comprendre quoi que ce soit.
La branche était très longue, et très épaisse. Mais on trouverait des outils et divers machins dans le Vaisseau. Ils pouvaient faire descendre des filins supplémentaires pour soutenir la branche et la remonter quand elle serait coupée. L’opération prendrait du temps. Mais ça ne comptait pas. C’était important.
Le Truc avait dit qu’on pouvait faire pousser des plantes sous des lumières de même couleur que le soleil, dans des pots remplis d’une espèce de bouillon maigre qui aidait les plantes à se développer. Rien de plus facile que de garder la plante vivante. Rien de plus facile… au monde.
S’ils procédaient avec douceur et précaution, les grenouilles n’en sauraient jamais rien.
Si le monde avait été une baignoire, le trajet du Vaisseau aurait été le savon, filant en avant, en arrière, et se retrouvant toujours où on ne l’attendait pas. On pouvait savoir où il était passé en voyant les hélicoptères et les avions décoller en catastrophe.
Ou peut-être était-il la boule de la roulette, qui rebondit et cherche à atteindre le bon numéro…
Ou peut-être qu’il était perdu, tout simplement.
Ils cherchèrent toute la nuit. S’il y avait bien eu une nuit, ce qui était difficile à affirmer. Le Truc essaya de leur expliquer que le Vaisseau allait plus vite que le soleil, bien que le soleil, en fait, ne bouge pas. Il faisait nuit dans certaines parties du monde et jour dans d’autres. Gurder jugea que tout cela était très mal organisé.
— Dans le Grand Magasin, expliqua-t-il, il faisait toujours sombre quand il fallait. Même si ce n’était qu’un simple endroit bâti par des humains.
C’était la première fois qu’ils l’entendaient admettre que le Grand Magasin avait été construit par les humains.
Ils n’arrivaient pas à trouver un seul repère familier.
Masklinn se gratta le menton.
— Le Grand Magasin était situé dans un endroit appelé Blackbury, dit-il. Ça, j’en suis sûr. Alors, la carrière ne devrait pas en être très éloignée.
Angalo indiqua les écrans d’un geste agacé de la main.
— Oui, mais ça ne ressemble pas à la carte, dit-il. Ils ne collent pas de noms sur les lieux ! C’est ridicule ! Comment voulez-vous savoir où se trouvent les choses, dans ces conditions ?
— Bon, d’accord, dit Masklinn. Mais plus question de descendre en rase-mottes pour essayer de lire les panneaux indicateurs. Chaque fois que tu fais ça, les humains se mettent à galoper en tous sens dans les rues et tout le monde crie, à la radio.
— C’est vrai, renchérit le Truc. Les gens ont une certaine tendance à s’énerver quand ils voient un vaisseau spatial de dix millions de tonnes se mettre à longer une rue à basse altitude.
— La dernière fois, j’ai été parfaitement prudent, s’indigna Angalo. Je me suis même arrêté aux feux de circulation quand ils passaient au rouge. Je ne vois pas pourquoi tout le monde en fait tout un plat. En plus, ce sont les camions et les voitures qui se rentrent dedans, et c’est moi qu’on traite de chauffard !
Gurder se tourna vers Pionn, qui faisait des progrès rapides dans leur langue. Les gnomes aux oies avaient un don pour ça. Ils avaient l’habitude de rencontrer des gnomes qui parlaient d’autres langues.
— Tes oies ne se perdaient jamais, dit-il. Comment faisaient-elles ?
— Elles se perdaient jamais, c’est tout, répondit Pionn. Elles savaient toujours où elles allaient.
— Ça arrive, chez les animaux, expliqua Masklinn. Ils ont des instincts. C’est comme s’ils savaient les choses sans les connaître vraiment.
— Pourquoi le Truc ne sait-il pas où aller ? s’étonna Gurder. Il a su localiser la Floridie, alors un endroit aussi important que Blackbury ne devrait pas poser de problèmes.
— Je ne parviens pas à capter de signaux radio qui parlent de Blackbury. Il y en a beaucoup qui concernent la Floride.
— Eh bien ! commence déjà par atterrir quelque part, suggéra Gurder.
Angalo appuya sur plusieurs boutons.
— Pour l’instant, il y a juste de la mer en dessous de nous, annonça-t-il. Et… qu’est-ce que c’est, ça ?
En dessous du Vaisseau, très loin, une minuscule forme blanche effleurait les nuages.
— Des oies, peut-être, supputa Pionn.
— Je… ne… crois… pas… énonça prudemment Angalo. (Il tourna un bouton.) Je commence à bien comprendre comment ça marche.
Sur l’écran, l’image vacilla un peu, puis enfla.
Une flèche blanche glissait dans le ciel.
— C’est le Concorde ? demanda Gurder.
— Oui, répondit Angalo.
— Il se traîne un peu, non ?
— Uniquement si on le compare à nous, fit Angalo.
— Suis-le, ordonna Masklinn.
— On ne sait pas où il va, répliqua Angalo sur un ton posé.