— Moi si, je le sais, dit Masklinn. Tu as regardé par la fenêtre, à bord du Concorde. On se dirigeait vers le soleil.
— Oui, il se couchait, confirma Angalo. Et alors ?
— C’est le matin, maintenant. Le Concorde se dirige de nouveau vers le soleil, fit remarquer Masklinn.
— Oui, et alors ?
— Ça veut dire qu’il rentre chez lui.
Angalo se mordit la lèvre pendant qu’il cherchait à suivre.
— Je ne comprends pas pourquoi le soleil doit se lever et se coucher à des endroits différents, intervint Gurder qui avait toujours refusé d’assimiler ne serait-ce que les rudiments de l’astronomie.
— Il rentre chez lui, répéta Angalo en ignorant l’intervention de l’Abbé. D’accord. J’ai compris. Alors, on l’accompagne, c’est ça ?
— Oui.
Angalo fit passer ses mains sur les commandes du Vaisseau.
— Bien. On y va. Je suis sûr que les chauffeurs du Concorde seront ravis d’avoir un peu de compagnie là-haut.
Le Vaisseau vint se placer au niveau de l’avion.
— Il fait plein de zigzags, constata Angalo. Et il commence à aller plus vite, également.
— Je crois que c’est peut-être le Vaisseau qui les inquiète, hasarda Masklinn.
— Je ne vois pas pourquoi. Vraiment je ne vois pas, fit Angalo. On ne fait rien. On les suit, c’est tout.
— J’aimerais qu’on ait de vraies fenêtres, déclara Gurder, songeur. On pourrait leur faire bonjour.
— Les humains ont-ils déjà vu un Vaisseau comme celui-ci ? demanda Angalo au Truc.
— Non. Mais ils ont inventé des histoires qui parlent de Vaisseaux venus d’autres mondes.
— Oui, ça ne m’étonne pas, marmonna Masklinn en partie pour lui-même. C’est exactement le genre de choses qu’ils font.
— Parfois, ils racontent que les Vaisseaux transportent des gens amicaux…
— Ça, c’est nous, glissa Angalo.
— …et parfois ils disent qu’ils peuvent contenir des monstres avec des tentacules qui s’agitent et de grandes dents.
Les gnomes échangèrent un regard.
Gurder jeta un coup d’œil inquiet par-dessus son épaule. Puis ils scrutèrent les couloirs qui rayonnaient autour de la salle des commandes.
— Comme des alligators ? demanda Masklinn.
— Pire.
— Euh ! intervint Gurder. On a bien regardé dans toutes les pièces, non ?
— Ce sont des histoires qu’ils inventent, Gurder. Ça n’existe pas en vrai, fit Masklinn.
— Mais qui voudrait inventer ce genre d’histoires ?
— Des humains, répondit Masklinn.
— Euh !… fit Angalo en tentant de pivoter nonchalamment sur son siège (au cas où des créatures avec des tentacules et de grandes dents essaieraient de le prendre à revers). Je ne vois pas pourquoi.
— Moi si, je crois. J’ai beaucoup réfléchi sur les humains.
— Et le Truc ne pourrait pas envoyer un message aux chauffeurs du Concorde ? proposa Gurder. Dans le genre : « Ne vous inquiétez pas, on n’a ni grandes dents ni tentacules, juré. »
— Ils ne nous croiraient sans doute pas, répondit Angalo. Si moi j’avais des grandes dents et des tentacules partout, c’est justement le genre de message que j’enverrais. Futé.
Le Concorde traversait le sommet du ciel en mugissant, battant tous les records de traversée transatlantique. Le Vaisseau flottait doucement à sa suite.
— J’ai l’impression, dit Angalo, que les humains sont juste assez intelligents pour devenir fous.
— Je crois, corrigea Masklinn, qu’ils sont assez intelligents pour se sentir seuls.
L’avion se posa dans un hurlement de pneus. Des camions de pompiers traversèrent le terrain, suivis d’autres véhicules.
Le grand Vaisseau noir passa au-dessus d’eux, décrivit dans le ciel une grande courbe, comme un Frisbee, et ralentit.
— L’étang est là ! s’écria Gurder. Juste en dessous de nous ! Et ici, c’est la voie ferrée ! Et voilà la carrière ! Elle est toujours là !
— Bien sûr qu’elle est toujours là, niquedouille, marmonna Angalo en dirigeant le Vaisseau sur les collines tachetées de neige fondante.
— En partie, constata Masklinn.
Un linceul de fumée noire flottait au-dessus de la carrière. En s’approchant, ils virent qu’elle montait d’un camion en flammes. D’autres camions l’entouraient, ainsi que plusieurs humains, qui se mirent à courir en apercevant l’ombre du Vaisseau.
— Tu disais qu’ils se sentaient seuls ? gronda Angalo. S’ils ont fait du mal à un seul gnome, ils vont regretter d’être nés !
— S’ils ont fait du mal à un seul gnome, ils vont regretter que moi, je sois né, dit Masklinn. Mais je ne crois pas qu’il reste du monde là-dessous. Ils ne seraient pas restés sur place, si les humains arrivaient. Et qui a mis le feu au camion ?
— Ouaaaais ! triompha Angalo en brandissant le poing.
Masklinn scruta le paysage au-dessous d’eux. Il n’arrivait pas à imaginer des gens comme Grimma et Dorcas assis dans des terriers, à attendre que les humains prennent possession des lieux. Les camions ne s’enflammaient pas tout seuls. Et quelques bâtiments paraissaient endommagés, également. Ce n’était pas quand même des humains qui avaient fait ça ?
Il regarda le champ qui longeait la carrière. Le portail avait été enfoncé, et deux larges sillons traversaient la neige fondue et la boue.
— Je crois qu’ils sont partis dans un autre camion, dit-il.
— Comment ça, ouaaaais ? interrogea Gurder, qui suivait la conversation avec un brin de retard.
— À travers champs ? s’étonna Angalo. Mais il va s’enliser, non ?
Masklinn secoua la tête. Peut-être qu’un gnome pouvait avoir des instincts, lui aussi.
— Suis la piste, demanda-t-il, pressant. Et dépêche-toi.
— Me dépêcher ? Me dépêcher ? Tu sais le mal que j’ai à faire voler ce machin au ralenti ?
Angalo poussa délicatement un levier. Le Vaisseau gravit le flanc de la colline, frémissant sous l’humiliation de devoir se refréner.
Ils avaient escaladé cet endroit à pied, des mois auparavant. Ça semblait difficile à croire.
Les collines étaient très plates à leur sommet, formant une sorte de plateau qui dominait l’aéroport. Là, c’était le champ où ils avaient trouvé des pommes de terre. Là, le taillis où ils avaient chassé, et le bois où ils avaient tué un renard qui avait mangé des gnomes.
Et là… un petit objet jaune, qui filait à travers champs.
Angalo se pencha en avant.
— On dirait une espèce de machine, reconnut-il en tripotant des leviers sans quitter l’écran des yeux. Mais elle est bizarre.
D’autres objets se déplaçaient sur les routes, là en bas. Ils étaient surmontés de lumières clignotantes.
— Ces voitures sont lancées à sa poursuite, tu crois ? demanda Angalo.
— Elles veulent peut-être lui poser quelques questions sur un camion en flammes, répondit Masklinn. Tu peux y arriver avant elles ?
Angalo plissa ses yeux.
— Mon vieux, écoute : je pense qu’on n’aurait aucun mal à arriver avant elles, même en faisant un crochet par la Floridie.
Il trouva un autre levier, le poussa un peu.
Le paysage fut agité par une infime secousse et le camion apparut soudain juste devant eux.
— T’as vu ?
— Approche-toi davantage, ordonna Masklinn.
Angalo pressa un bouton.
— Tu vois, l’écran peut te montrer ce qui se passe dess…
— Il y a des gnomes ! s’exclama Gurder.