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Doucement, je touche le bras de Félicie, ce qui l’éveille en sursaut.

— Excuse-moi, m’man. J’ai envie d’aller me dégourdir un peu les jambes… Pendant que tu fais la sieste, je vais musarder un peu dans le patelin, attends-moi là…

Elle pige beaucoup de choses, Félicie. Et toujours la discrétion personnifiée.

— Va, mon grand…

Je me lève et quitte la plage en répondant aux saluts courtois que m’adressent les autres habitants du K2.

Les deux petits vieux gisent comme des charognes d’animaux sous un parasol… La dame a une revue sur le visage et elle ronfle comme un feu de cheminée. Lui s’est mis les mains sur le bide, un bada en paille sur le front… Il me regarde passer d’un œil aimable. Ensuite c’est le couple d’amoureux serrés l’un contre l’autre, comme s’ils avaient froid. Ce sont eux qui sont arrivés les derniers, probable qu’ils sont allés vérifier si le sommier de leur pageot tenait le coup. Lui me sourit depuis son bonheur… Elle ne me voit même pas passer…

Tout ce petit monde est venu là pour occuper deux mètres carrés de sable étincelant.

Je secoue mes chaussures d’été pour en expulser le sable, je contourne le casino gris et m’engage dans l’avenue plantée d’arbres qui conduit à notre hôtel.

Le K2 est désert… La vieille dame aux crins blancs fait ses comptes derrière la caisse. Martha est dans la seconde partie du hall, lovée dans un fauteuil. Elle regarde la télévision qui transmet un documentaire essentiel sur « La fabrication des cannes à pêche en fibre de verre ». Ça ne la passionne pas, mais je sens qu’elle se complaît dans la pénombre. La lumière laiteuse de l’écran de télé éclaire faiblement son visage. Je pige maintenant ce qui lui donne un aspect malsain ; elle n’est pas bronzée. Elle a même la peau extrêmement blanche et ce, en plein été, dans une station balnéaire…

Je m’approche d’elle et prends place dans le fauteuil voisin.

Elle me coule un regard qui ferait fondre un bonhomme de neige.

— C’est intéressant ? fais-je en montrant le poste.

Sa moue est éloquente. J’approche mon fauteuil du sien.

— Je ne vous dérange pas ?

— Absolument pas.

— Vous n’allez pas sur la plage ?

— Non.

— Jamais ?

— Jamais.

— Pourquoi, vous n’aimez pas vous baigner ?

Il se dégage d’elle une odeur de femme qui me chavire un peu. Elle a des seins qui bougent sous la robe… Ses cheveux sont collés à ses tempes par la sueur. Pourtant, il ne fait pas particulièrement chaud dans ce hall obscur…

— Non, répond-elle au bout d’un instant. J’ai horreur de l’eau, de la foule et du soleil. J’ai horreur de l’Italie. J’ai horreur d’un tas d’autres choses encore…

Drôle de fille décidément.

Je lui file mon regard 34bis à la Rudolf Valentino, celui que j’utilise dans les cas d’urgence.

— Puis-je vous poser une question ?

— Oui.

— Me comprenez-vous dans ce tas d’autres choses qui vous font horreur ?

Ma question la fait sourire. Ses grands yeux bleus, un peu fiévreux, s’ouvrent en grand.

— Sûrement non !

— Merci…

Décidément, j’ai eu beau nez de radiner ma fraise à ce moment de creux. L’hôtel est presque vide. Les garçons, le ventre ceint d’un tablier, balaient la salle à manger en chantant un truc à la mode, sur Rome. Nous sommes bien. Le speaker de la télé vide son bla-bla à toute vibure comme s’il craignait de rater l’autobus.

— Il y a longtemps que vous habitez ici ?

— Trop…

— C’est-à-dire ?

— Deux ans !

— Vous vous ennuyez ?

— A mourir. Du reste, je crois bien que je suis un peu morte.

Elle hausse les épaules.

— Quand je pense qu’il y a des gens qui viennent passer plusieurs semaines ici et qui font semblant de s’y amuser…

— L’hôtel ne travaille qu’avec des pensionnaires, il n’y a pas de clients isolés ?

— Oh si, suivant les disponibilités…

— Et en ce moment, c’est complet ?

— Presque…

— Je suis le dernier arrivant, en somme ?

— Pour le moment, oui !

J’essaie de ne pas lui donner l’éveil par des questions trop nombreuses et trop poussées, mais je ne puis me retenir longtemps.

— Vous attendez encore du monde ?

— Non, je ne pense pas…

— J’avais un ami qui devait venir, et puis il a eu un empêchement…

Elle fronce le sourcil.

— Monsieur Kazar ?

J’en ai la glotte qui se bloque. Chapeau pour le Vieux ! C’est un zig qui sait où il met ses pinces !

Moi qui prends des chemins détournés pour essayer de me farcir un détail intéressant, et voilà cette poupée blonde qui me colle le pif en plein dans la tarte.

— Oui, c’est cela, Kazar…

— Pour un empêchement, c’en est un, dit-elle. J’ai lu dans les journaux… C’était votre ami ?

— Oh, une relation d’affaires… Comment diantre avez-vous pensé à Kazar lorsque je vous ai parlé d’un ami qui devait venir ?

Elle hausse les épaules.

— Parce que la lettre par laquelle il avait retenu une chambre était écrite en français…

— Depuis Londres, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Pauvre vieux Kazar, fais-je du ton pénétré d’un homme « qui se remet difficilement d’un chagrin »… Alors sa chambre est disponible ?

— C’est vous qui l’occupez.

Ça me fait un drôle d’effet.

— Curieux, le hasard, hein ?

— Oui.

Depuis un moment, elle me dévisage avec un intérêt accru. Sa main pendante est prise d’un frémissement. Je sens ses doigts effleurer les miens. M’est avis que la Martha doit être vaguement hystéro sur les bords.

Je lui cramponne la paluche, manière de me rendre compte si elle va m’envoyer chez Plumeau. Pas du tout ! Elle se cambre dans son fauteuil et sa respiration se fait plus haletante. Si j’arrête pas les frais illico, il va y avoir représentation de gala avec champagne facultatif.

— J’aimerais vous parler un peu de la France, fais-je… On ne pourrait pas se voir, ce soir…

Elle met un temps à répondre, d’une voix vicieuse :

— Où ?

J’hésite. Ma chambre est contiguë à celle de Félicie. Comme Martha, si j’en crois mon expérience, est sûrement du genre bruyant, vaut mieux trouver un terrain plus discret pour cette rencontre internationale.

— Que diriez-vous de votre chambre ?

Ça la cloue un brin. Elle s’attendait à la balade au clair de lune.

— Comme vous y allez !

Je souris.

— Rien ne vaut quatre murs pour abriter une conversation à bâtons rompus…

— A quoi ?

— Bâtons rompus… Vieille expression française, je vous en apprendrai d’autres… Alors, d’accord ?

Les femmes, qu’elles soient allemandes, musulmanes ou tuberculeuses, possèdent toutes l’art d’éluder les réponses trop directes.