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Sans oublier Don Francisco de Quevedo lui-même qui, à cette heure funeste, était sans doute en prison ou en fuite pour s’être fait un point d’honneur d’aider un ami de sang impur alors que, paradoxe de ce siècle infâme, il avait usé plus d’une fois de son esprit contre la race de Moïse, en vers comme en prose. C’est que, ces derniers temps, les protestants et les morisques ayant été brûlés ou étant partis en exil, l’incorporation du royaume du Portugal sous notre bon et grand Philippe II avait amené une foule de juifs qui pratiquaient leur religion en public ou secrètement, redonnant à l’Inquisition qui les pourchassait de quoi se mettre sous la dent, comme le chacal dévore la charogne. C’était d’ailleurs un autre des motifs qui opposaient le favori, le comte d’Olivares, au Conseil suprême de l’Inquisition. Car, cherchant à conserver intact le vaste héritage des Autrichiens, sans parler de vider les bourses des sujets accablés sous le poids de l’impôt et celles des nobles égoïstes, de faire la guerre en Flandre et de chercher à briser les franchises d’Aragon et de Catalogne – ce qui n’était pas une mince affaire –, Don Gaspar de Guzmán, comte-duc d’Olivares, lassé que la monarchie soit prise en otage par les banquiers génois, voulait les remplacer par les banquiers portugais dont la pureté du sang pouvait être douteuse. Leur argent était d’un coup devenu chrétien de longue date, diaphane, comptant et sonnant. Le favori se heurta cependant aux conseils du royaume, à l’Inquisition et même au nonce apostolique, pendant que le roi, brave homme mais pisseur d’eau bénite, faible pour les choses de conscience comme pour bien d’autres, se montrait indécis. Il préférait qu’on saigne ses sujets de leurs derniers maravédis plutôt que de contaminer la foi. C’était, comme on dit, nous faire servir Dieu avant la panse. Plus tard, vers le milieu du siècle, avec la disgrâce du comte-duc, le Saint-Office présenta sa facture, déclenchant une des plus cruelles persécutions de convertis en Espagne. Le projet d’Olivares sombra, et beaucoup de gros banquiers et de commerçants hispano-portugais emportèrent dans d’autres pays comme la Hollande leur richesse et leur commerce, au bénéfice des ennemis de notre couronne. Nous nous sommes retrouvés Grosjean comme devant. Tous ensemble, nobles et religieux d’ici, hérétiques là-bas, et leur putain de mère à eux tous, ils n’y allèrent pas de main morte. Aux chevaux maigres vont les mouches et nous autres Espagnols n’avons jamais eu besoin de personne pour nous ruiner, tant il est vrai que nous avons toujours su parfaitement nous mettre tout seuls dans la panade.

J’étais donc là, garçon encore imberbe, pris dans toutes ces machinations que j’allais – c’était l’évidence même – bientôt payer de mon cou. Désespéré, je poussai un soupir. Puis je regardai le plus jeune des dominicains qui poursuivait mon interrogatoire. Le greffier attendait, sa plume suspendue au-dessus du papier, en me regardant comme on regarde quelqu’un qui a tout ce qu’il faut pour se transformer en fagot.

— Je ne connais aucune famille de la Cruz, répondis-je enfin, avec toute la conviction dont j’étais capable. Je ne peux donc savoir s’ils sont de sang impur.

Le greffier pencha la tête comme s’il s’attendait à cette réponse, puis il fit gratter sa plume sur le papier, continuant sa triste besogne. Le dominicain vieux et maigre ne me quittait pas des yeux.

— Sais-tu, demanda le plus jeune, qu’on accuse Elvira de la Cruz d’avoir incité ses consœurs nonnes et novices à observer des pratiques hébraïques ?

J’avalai ma salive, ou du moins j’essayai de le faire, palsambleu, car j’avais la bouche aussi sèche qu’un caillou. Le piège se refermait et c’était un piège diablement sinistre. Je niai une autre fois, toujours plus effrayé à la pensée de ce qui m’attendait.

— Sais-tu que son père, ses frères et d’autres complices, judaïsants comme elle, ont tenté de la libérer après que l’aumônier et la supérieure du couvent avaient découvert ses pratiques et l’avaient fait enfermer ?

Tout cela commençait à sentir très fort le fagot, et c’était ma peau qu’on allait faire griller. Je niai une fois de plus, mais cette fois les mots me restèrent dans la gorge. J’avais le gosier serré et je dus me contenter de secouer la tête. Mon interrogateur, ou comme vous voudrez l’appeler, continua, implacable.

— Et tu nies que toi et tes complices faisiez partie de cette conspiration judaïque ?

Malgré ma peur – qui à dire vrai était grande –, la moutarde me monta un peu au nez.

— Je suis basque et vieux chrétien, protestai-je. Autant que mon père qui était soldat et qui est mort en combattant pour le roi.

L’interrogateur fit un geste méprisant de la main, comme pour dire que tous ces pauvres diables qui mouraient dans les guerres du roi n’avaient pas beaucoup d’importance. Puis l’inquisiteur maigre et silencieux se pencha vers le plus jeune et lui glissa quelques mots à l’oreille. Le jeune dominicain acquiesça d’un signe de tête respectueux. L’autre se retourna vers moi et ouvrit pour la première fois la bouche. Sa voix était si menaçante et caverneuse que d’un coup le jeune dominicain me parut être le née plus ultra de la compréhension et de la sympathie.

— Répète ton nom, m’ordonna le vieux dominicain maigre.

— Inigo.

Les yeux fébriles et sévères du dominicain, profondément enfoncés dans leurs orbites, m’avaient fait bégayer. Il continua, impitoyable.

— Inigo et quoi d’autre ?

— Inigo Balboa.

— Et le nom de ta mère ?

— Elle s’appelle Amaya Aguirre, révérend père.

J’avais déjà répondu à toutes ces questions dont les réponses avaient été consignées par le greffier.

Décidément, tout cela sentait bien mauvais. Le religieux m’adressa un regard féroce, étrangement satisfait.

— Balboa, dit-il, est un nom portugais.

Je crus que la terre me manquait sous les pieds, car je comprenais fort bien la portée de cette flèche empoisonnée. Il était vrai que mon nom de famille venait de la frontière du Portugal d’où mon grand-père était parti pour s’engager sous les drapeaux du roi. Soudain – je vous ai déjà dit que j’étais un garçon dégourdi pour mon âge –, les conséquences de cette affaire m’apparurent avec tant de clarté que si une porte ouverte s’était trouvée près de moi, j’aurais pris mes jambes à mon cou. Je regardai en coulisse le chevalet de torture qui attendait d’un côté de la salle et que l’Inquisition n’utilisait jamais comme châtiment mais comme instrument pour éclaircir la vérité, ce qui ne me rassurait pas le moins du monde. Mon unique réconfort était que, selon les règles du Saint-Office, on ne pouvait torturer les gens de bonne réputation, les conseillers du roi et les femmes enceintes, ni les serfs pour qu’ils témoignent contre leurs maîtres, ni les mineurs de moins de quatorze ans, ce qui était mon cas. Mais j’étais sur le point d’atteindre ces quatorze ans fatidiques et si ces personnages étaient capables de me chercher des aïeux juifs, ils l’étaient tout autant de me faire grandir à leur guise des mois nécessaires pour une séance de cordes. Et je ne parle pas précisément de cordes de guitare, même si l’Inquisition savait faire chanter ses victimes.

— Mon père n’était pas portugais, protestai-je. C’était un soldat originaire du Léon, comme son père. Au retour d’une campagne, il est resté à Onate où il s’est marié… Soldat et vieux chrétien.

— Ils disent tous la même chose.

C’est alors que monta un cri de femme, désespéré et terrible, étouffé par la distance, mais si violent qu’il se fraya un chemin à travers les corridors et la porte fermée. Comme s’ils n’avaient rien entendu, mes inquisiteurs continuèrent à me regarder, imperturbables. Et je frissonnai de peur quand le religieux osseux lança un regard fébrile au chevalet de torture, puis me regarda droit dans les yeux.