— Quel âge as-tu ? demanda-t-il.
Le cri de femme retentit encore une fois, aussi horrible qu’un coup de fouet. Tous restèrent immobiles, comme si j’étais seul à l’entendre. Au fond de leurs sinistres orbites, les yeux fanatiques du dominicain semblaient autant de condamnations au bûcher. Je tremblais comme si j’avais la fièvre quarte.
— Treize, balbutiai-je.
Il y eut un silence angoissé, rompu seulement par le bruit de la plume du greffier sur le papier. J’espère que tu l’as bien noté, me dis-je en moi-même. Treize ans et pas un de plus. Le regard du vieux dominicain s’était allumé encore davantage : j’y vis une lueur nouvelle et inattendue de mépris et de haine.
— Et maintenant, dit-il, nous allons parler du capitaine Alatriste.
VI
LE PASSAGE DE SAN GINÉS.
Le tripot grouillait de gens qui jouaient la prunelle de leurs yeux, quand ce n’était pas leur âme. Dans le brouhaha des conversations et le va-et-vient des joueurs, des curieux et de ceux qui cherchaient à profiter de la bonne fortune des autres, Juan Vicuna, ancien sergent de cavalerie mutilé à Nieuport, traversa la salle en prenant garde à ce que personne ne lui fasse renverser le pichet de vin qu’il tenait à la main. Il regarda autour de lui, satisfait. Sur la demi-douzaine de tables, cartes, dés et argent allaient et venaient, changeaient de mains au milieu des soupirs, des jurons, des pardieu et des regards d’envie. Les pièces d’or et d’argent luisaient à la lumière des grosses chandelles de suif qui pendaient du plafond de brique. Les affaires allaient on ne peut mieux. Le tripot de Vicuna se trouvait dans une cave de San Miguel, tout près de la Plaza Mayor. On s’y adonnait à tout ce qu’autorisaient les ordonnances du roi et même, sans grande dissimulation, à ce qui l’était moins. Les seules limites étaient celles de l’imagination des joueurs, passablement fertile à l’époque. On y jouait au jeu de l’hombre, à la vade et au piquet – des jeux qui demandaient du sang-froid – autant qu’au sept et aux autres jeux dits d’estocade, à cause de la vitesse à laquelle ils vous laissaient bouche bée, les goussets vides. Le grand Lope de Vega en avait parlé en ces termes :
Tout comme tirer l’épée à la moindre occasion, oui, jouer est raison avec qui a deniers.
À peine quelques mois plus tôt, un décret royal avait interdit les maisons de jeu. Notre Philippe IV était jeune, bien intentionné, et croyait, avec l’assistance de son pieux confesseur, à des choses comme le dogme de l’Immaculée Conception, la cause catholique en Europe et la régénération morale de ses sujets dans les deux mondes. Il avait même tenté de fermer les maisons de tolérance. Autant de coups d’épée dans l’eau. Car si quelque chose passionnait les Espagnols sous la monarchie autrichienne, à part le théâtre, les courses de taureaux et certaines autres choses dont je vous parlerai plus tard, c’était bien le jeu. Des villages de trois mille âmes usaient cinq cents douzaines de jeux de cartes à l’année et l’on jouait autant dans la rue où les ruffians, les voyous et les escrocs improvisaient des tables de jeu pour dépouiller les imprudents par leurs manigances, que dans les maisons de jeu légales ou clandestines, dans les prisons, les bordels, les tavernes et les corps de garde. Les villes importantes comme Madrid ou Séville abondaient en curieux et oisifs aux poches bien garnies qui étaient prêts à tenter leur chance aux cartes ou aux dés. Tout le monde jouait, le peuple comme la noblesse, les gentilshommes comme les vauriens. Même les femmes, qui n’étaient cependant pas admises dans des maisons comme celle de Juan Vicuna, jouaient elles aussi et maniaient aussi bien que les hommes le trèfle, le pique ou le carreau. Inutile de préciser que, violents et fiers comme nous sommes, les disputes de jeu se terminaient souvent à la pointe d’une épée.
Vicuna arriva à l’autre bout de la salle, non sans avoir surveillé du coin de l’œil quelques docteurs de la fripouille, comme il appelait les tricheurs qui plumaient l’oie sans la faire crier en marquant les cartes ou en les gardant dans leur manche. Il s’arrêta pour saluer fort courtoisement Don Raúl de la Poza, un hidalgo de Cuenca très riche mais tête folle, enclin à faire les quatre cents coups et qui était l’un de ses meilleurs clients. L’homme avait ses habitudes. Il sortait comme chaque soir du bordel de la rue Francos qu’il fréquentait assidûment, et ne laisserait le tripot qu’à l’aube, pour entendre la messe de sept heures à San Ginés. Sur sa table roulaient les pièces d’un écu et il avait toujours autour de lui une petite cour de joueurs et de profiteurs qui mouchaient les chandelles, servaient le vin et même lui apportaient le pot de chambre quand il était trop échauffé et ne voulait pas perdre la main. Tout cela en échange d’une gratification : les un ou deux réaux de pourboire qu’il donnait chaque fois qu’il gagnait. Cette nuit-là, il était accompagné du marquis d’Abades et d’autres amis, ce qui rassura Vicuna, car il ne passait guère de jours que trois ou quatre truands n’attendent Don Raúl à la porte pour le délester de ses gains.
Diego Alatriste remercia pour le vin de Toro et but le pichet d’un trait. Il était en chemise, mal rasé, assis sur une paillasse dans une chambre discrète où Vicuna venait parfois se reposer. Une jalousie permettait de voir dans la salle sans être vu. Le capitaine était sur le qui-vive : bottes aux pieds, l’épée sur un tabouret, un pistolet chargé sur le couvre-lit, la biscayenne sous l’oreiller. De temps en temps il jetait un coup d’œil dans la salle. Il y avait une porte au fond de la chambre, presque secrète, qui donnait par un passage sous une arche de la Plaza Mayor. Vicuna vit que le capitaine s’était préparé à battre rapidement en retraite par cette porte, au cas où les choses se gâteraient. Depuis quarante-huit heures, Diego Alatriste n’avait fait qu’un petit somme. Et dans l’après-midi, quand Vicuna était entré silencieusement dans la pièce pour voir si son ami avait besoin de quelque chose, il s’était retrouvé face à face avec le canon menaçant du pistolet entre les deux yeux. Alatriste ne semblait nullement impatient. Il tendit le pichet vide à Vicuna qu’il fixa de ses yeux clairs dont les pupilles étaient très dilatées à la faible lumière de la petite lampe à huile posée sur la table.
— Il t’attend dans une demi-heure, dit l’ancien sergent. Dans le passage de San Ginés.
— Comment va-t-il ?
— Bien. Il est depuis hier chez un ami, le duc de Medinaceli, et personne n’est venu l’inquiéter. Il n’est pas poursuivi par la justice, ni par l’Inquisition. L’aventure est restée secrète.
Le capitaine acquiesça lentement. Il réfléchissait. Loin d’être étrange, ce secret était logique. L’Inquisition ne faisait jamais sonner les cloches avant d’avoir noué tous les fils de ses pièges. Et la chose n’était encore qu’à moitié faite. Mais cette absence de nouvelles pouvait aussi faire partie du traquenard.
— Que dit-on sur le parvis de San Felipe ?
— Des rumeurs.
Vicuna haussa les épaules. Une échauffourée à la Porte de l’Incarnation. Un mort… On dit qu’il s’agirait d’histoires galantes avec des religieuses.
— Ils sont allés chez moi ?
— Non. Mais Martin Saldana flaire quelque chose, car il est venu faire un tour à la taverne. Selon la Lebrijana, il n’a rien dit mais il a laissé sous-entendre beaucoup de choses. Il a fait comprendre que les argousins du corregidor n’étaient pas de la partie, mais que l’endroit était surveillé. Il n’a pas dit par qui, mais il a insinué qu’il s’agissait de familiers du Saint-Office. Le message est simple : il ne trempe pas dans cette affaire, mais tu dois faire attention à ta peau. Apparemment, la chose est délicate, ils sont très prudents et ils n’en parlent à personne.