— Et nous ? demanda Alatriste. Les besicles du poète jetèrent un éclair quand il secoua la tête.
— On ne nomme personne. Il faisait trop noir pour qu’on nous reconnaisse. Et ceux qui s’étaient suffisamment rapprochés ne sont plus là pour le dire.
— Mais ils savent que nous sommes mêlés à cette affaire.
— C’est possible.
— Don Francisco fit un geste vague. Mais ils n’ont pas de preuves formelles. Pour ma part, je recommence à bénéficier de la faveur du conseiller et du roi. À moins de me surprendre la main dans le sac, il sera difficile de m’accuser de quoi que ce soit – il s’arrêta, l’air soucieux. Quant à vous, je ne sais trop que penser. Ils essaient peut-être de trouver quelque chose pour vous inculper. Ou peut-être vous cherchent-ils discrètement.
Deux malandrins et une putain passèrent à côté d’eux en se disputant. Don Francisco et le capitaine se rapprochèrent du mur pour leur céder la place.
— Et Elvira de la Cruz ?
Le poète poussa un soupir de découragement.
— Elle est détenue. La pauvre va avoir droit au pire. On l’a jetée dans les prisons secrètes de Tolède et je crois sentir déjà l’odeur des fagots.
— Et Inigo ?
La pause fut longue. Alatriste avait posé sa question sur un ton froid et neutre. Il m’avait gardé pour la fin. Don Francisco regardait autour de lui les gens qui se promenaient dans l’ombre du passage, parlant de choses et d’autres. Puis il se retourna vers son ami.
— Il est lui aussi à Tolède – il se tut et fit un geste d’impuissance. Ils l’ont attrapé près du couvent.
Alatriste garda le silence. Il resta longtemps ainsi, regardant les gens qui flânaient dans le passage. Quelques notes de guitare se firent entendre au coin de la ruelle.
— Ce n’est qu’un enfant, dit-il enfin. Il faut le sortir de là.
— Impossible. Et vous feriez mieux de garder vos distances… Je suppose qu’ils comptent s’appuyer sur son témoignage pour vous inculper.
— Ils n’oseront pas le maltraiter. Don Francisco rit doucement, un rire amer et las.
— Capitaine, l’Inquisition ose tout.
— Alors, il faut faire quelque chose.
Il prononça ces mots d’une voix glacée, obstinée, les yeux tournés vers la sortie du passage. Don Francisco regardait dans la même direction.
— Sans doute, répliqua le poète. Mais je ne sais pas quoi.
— Vous avez des amis à la cour.
— Je les ai tous mobilisés. Je n’oublie pas que c’est à cause de moi si nous en sommes là.
Le capitaine ébaucha un geste de la main, comme pour exonérer Don Francisco de toute faute. Il attendait de son ami qu’il fasse tout ce qui était en son pouvoir, mais il ne lui reprochait rien. Alatriste s’était fait payer pour son travail. Et surtout, c’était à lui de s’occuper de moi. Le capitaine resta si longtemps silencieux que le poète le regarda avec inquiétude.
— Ne vous avisez pas de vous livrer, murmura-t-il. Vous vous feriez du tort et vous ne rendriez service à personne.
Alatriste demeurait muet. Près d’eux, quelques braves à trois poils se mirent à parler haut et fort en se donnant du « monsieur » et des « foi d’hidalgo », ce qu’ils n’étaient certainement pas, comme en témoignaient les noms sous lesquels ils s’interpellaient. Deux d’entre eux se faisaient appeler Main-de-fer et Cou-de-taureau. Au bout d’un moment, le capitaine se remit à parler.
— Vous disiez tout à l’heure, dit-il à voix basse, que l’Inquisition cherchait à faire d’une pierre deux coups… Que vouliez-vous dire ?
— Je parlais de vous, répondit Don Francisco sur le même ton. Vous étiez leur quatrième victime, mais ils n’ont réussi qu’à moitié… À ce qu’il paraît, tout le plan avait été manigancé par deux personnes que vous connaissez bien : Luis d’Alquézar et le père Emilie Bocanegra.
— Pardieu !
Le poète s’arrêta, croyant que le capitaine allait ajouter quelque chose à son juron, mais il resta silencieux. Il était toujours tourné vers le fond de la ruelle, immobile dans sa cape. Le bord de son chapeau dissimulait son visage dans la noirceur.
— Apparemment, continua Don Francisco, ils ne vous pardonnent pas l’affaire du prince de Galles et de Buckingham… L’occasion est trop belle : le père Coroado, le couvent du conseiller, la famille de convertis et vous par-dessus le marché feraient de beaux fagots pour un autodafé.
Un ruffian qui passait par là en se rinçant le gosier heurta Don Francisco. Le poète s’interrompit et le coquin, fort mal embouché, se retourna dans un grand tintamarre d’acier.
— Ma foi, vous me gênez, compagnon ! Le poète le regarda nonchalamment et recula un peu, récitant entre ses dents, moqueur :
Vous, Bernard chez les Francs, en Espagne Roland, votre épée est un dard et balafre le lard.
Le fier-à-bras l’entendit. Prenant la mouche, il fit le geste de porter la main à son épée avec beaucoup d’ostentation.
— Par le corps du Christ, dit-il, ni Bernard ni Roland. Je m’appelle Anton Novillo de la Gamella et celui qui me cherche, je lui retaille les oreilles pour lui en faire passer l’envie.
Il avait prononcé ces mots d’un air menaçant, la main sur le pommeau de son épée, mais sans se décider à dégainer, ne sachant à qui il avait à faire. Ses camarades se rapprochèrent, eux aussi avec l’envie d’en découdre, et s’arrêtèrent jambes écartées, dans un grand fracas de lames entrechoquées et avec force retroussements de moustaches. Ils étaient de ceux qui se veulent si braves qu’ils confessent des crimes jamais commis pour se vanter. À eux tous, ils auraient eu raison en un clin d’œil d’un manchot, mais Don Francisco ne l’était nullement. Alatriste vit que le poète dégageait par-derrière sa dague et son épée et que, sans ôter complètement sa cape, il s’en servait maintenant pour se protéger le ventre. Il s’apprêtait à faire de même, car l’endroit était tout trouvé pour jouer les tire-laine, quand un des camarades du matamore – un grand diable coiffé d’un bonnet qui portait en travers de la poitrine un baudrier large d’une paume auquel pendait une énorme flamberge – dit à la cantonade :
— Camarades, nous allons hacher menu ces messieurs et en faire de la chair à saucisse. Je la leur ferai danser, moi, la danse macabée.
Il avait sur le visage plus de points et de marques qu’un livre de musique, sans parler de son accent et de ses manières qui annonçaient un ruffian des bas quartiers de Cordoue – ruffian cordouan et femelle valencienne, disait le refrain. Lui aussi fit mine de vouloir dégainer, mais sans s’y résoudre, attendant qu’un autre comparse vienne les rejoindre. À quatre contre deux, la partie ne lui paraissait pas égale.
C’est alors que Diego Alatriste partit d’un grand éclat de rire, à la surprise de tous.
— Allons, Chie-le-feu, dit-il avec une nonchalance amusée, aie pitié de ce monsieur et de moi. Ne nous tue pas d’un seul coup, mais petit à petit, en souvenir du bon vieux temps.
Stupéfait, le ruffian le regarda, plutôt penaud, cherchant à le reconnaître sous sa cape et dans l’obscurité. Finalement, il se gratta sous son bonnet enfoncé sur ses sourcils broussailleux.
— Par la Vierge, dit-il enfin, si ce n’est pas le capitaine Alatriste.
— En personne. Et la dernière fois que nous nous sommes vus, c’était en prison.
Ce qui était fort vrai de la dernière. Quant à la première, le capitaine, jeté au cachot pour quelques dettes, n’avait pas trouvé mieux à faire, sitôt la porte de la geôle refermée derrière lui, que de porter un couteau de boucher à la gorge de ce Chie-le-feu, Bartolo de son vrai nom, qui passait pour le plus batailleur de la prison. Le geste avait valu à Diego Alatriste la réputation d’un homme qui n’a pas froid aux yeux, sans parler du respect du Cordouan et des autres prisonniers. Respect qui se transforma en loyauté quand il leur distribua les potages et les bouteilles de vin que lui envoyaient Caridad la Lebrijana et ses amis pour rendre son séjour moins austère. Une fois remis en liberté, le capitaine avait continué à lui faire parvenir quelques douceurs de temps en temps.