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— Vous alliez tout droit taquiner la sardine sur les galères du roi, monsieur Chie-le-feu, si je me souviens bien.

Les compagnons du brave, dont celui qui se faisait appeler Anton Novillo de la Gamella, avaient changé d’attitude. Ils suivaient maintenant le déroulement de l’affaire avec une curiosité toute professionnelle et une certaine considération, comme si la déférence que leur compagnon montrait à l’égard de cet homme drapé dans sa cape était un meilleur aval qu’une bulle du pape. De son côté, Chie-le-feu semblait heureux qu’Alatriste soit au courant de son curriculum taudis.

— Pour sûr, monsieur le capitaine – répondit-il, et son ton de voix avait beaucoup changé depuis qu’il avait parlé de faire de la chair à saucisse. J’aurais été jouer des castagnettes avec les fers aux mains et aux pieds sur une galère du roi, si ma sainte femme, Blasa Pizorra, n’avait pas fait des caresses à un greffier. À eux deux, ils ont réussi à adoucir le juge.

— Et que faites-vous ici ? Vous vous êtes réfugié dans une église ou vous n’êtes qu’en visite ?

— Pardieu, si seulement j’étais en visite, se lamenta le fier-à-bras, résigné. Il y a trois jours que moi et mes camarades ici présents, on a troué la peau d’un argousin. On attend que les choses se tassent ou que ma douce moitié mette de côté quelques ducats. Vous savez bien qu’il n’y a pas d’autre justice que celle qui s’achète.

— Je suis content de vous voir.

Dans la pénombre, Bartolo Chie-le-feu ouvrit sa bouche caverneuse et ébaucha ce qui pouvait passer pour un sourire amical.

— Moi aussi, et de vous voir en bonne santé. Morbleu, me voilà à votre disposition ici, à San Ginés, avec ma main et ma rapière pour vous servir – il toucha son épée qui s’entrechoqua à grand bruit avec sa dague et ses poignards –, pour servir Dieu et les camarades, au cas où vous auriez quelqu’un à trucider entre chien et loup – il regarda Quevedo d’un air conciliant, puis se retourna vers le capitaine en portant deux doigts à son bonnet. Et pardonnez l’erreur.

Deux putains passèrent en courant, les jupes retroussées. La guitare s’était tue au coin de la ruelle et un mouvement d’inquiétude agita la racaille du passage. Tous se retournèrent pour regarder.

— Le guet !… Le guet !… s’écria quelqu’un.

Alguazils et argousins arrivaient à grand bruit au coin de la ruelle. On criait : « Place à la justice ! Rendez-vous ! Rendez-vous à la justice du roi ! » La petite lanterne s’éteignit d’un coup pendant que les paroissiens se dispersaient avec la vitesse de l’éclair pour se réfugier dans l’église ou filer vers la Calle Mayor. En moins de temps qu’il n’en faut pour tuer un homme, il ne resta plus une âme dans le passage.

De retour vers la cave de San Miguel, Diego Alatriste fit un long détour pour éviter la Plaza Mayor, puis il s’arrêta devant la Taverne du Turc. De l’autre côté de la rue, protégé par l’obscurité, il observa un moment les volets fermés et la fenêtre éclairée à l’étage, là où vivait Caridad la Lebrijana. Elle était réveillée, ou elle avait laissé une lumière à son intention. Je suis ici et je t’attends, semblait dire le message. Mais le capitaine ne traversa pas la rue. Il se contenta de rester là, parfaitement immobile, engoncé dans sa cape, le chapeau enfoncé sur les yeux, caché dans l’ombre d’un porche. La rue de Tolède et celle de l’Arquebuse semblaient désertes, mais il était impossible de savoir si quelqu’un n’espionnait pas dans l’obscurité d’une entrée. Le capitaine ne pouvait voir que la rue vide et cette fenêtre éclairée où il crut apercevoir une ombre. Peut-être la Lebrijana était-elle éveillée. Peut-être l’attendait-elle. Il se l’imagina dans sa chambre, le cordon de sa chemise de nuit flottant sur ses épaules brunes et nues, et il eut la nostalgie de l’odeur tiède de ce corps qui, malgré les nombreuses guerres qu’il avait livrées à une autre époque, des guerres mercenaires à tant la nuit, les baisers et les mains étrangères, continuait d’être beau, dense et chaud, confortable comme le sommeil, ou comme l’oubli.

Il lutta contre l’envie de traverser la rue et de se réfugier près de ce corps accueillant qui jamais ne se refusait. Mais son instinct de conservation fut le plus fort. Il effleura de la main la biscayenne qui faisait contrepoids au pistolet caché sous sa cape. Puis il se remit à scruter les ténèbres, méfiant, à l’affût d’une ombre ennemie. Pendant un long moment, il désira la rencontrer. Depuis qu’il me savait entre les mains de l’Inquisition et qu’il connaissait les noms de ceux qui avaient tiré les fils du piège, une colère lucide et froide, proche du désespoir, s’était emparée de lui. Il fallait qu’elle explose, d’une façon ou d’une autre. Le sort de Don Vicente de la Cruz, de ses fils et de la novice recluse lui importait assez peu. Dans ces jeux périlleux où il jouait souvent sa propre peau, c’était la règle. Comme il n’y a pas de combat sans pertes d’hommes, les caprices de la vie vous réservaient ce genre de choses. Et il les acceptait avec son impassibilité habituelle qui, si elle paraissait par moments frôler l’indifférence, n’était autre chose que la résignation stoïque d’un vieux soldat.

Mais avec moi, c’était différent. J’étais – si vous me permettez d’essayer de l’exprimer – ce qui pour Diego Alatriste y Tenorio, ancien soldat des régiments de Flandre dans cette Espagne périlleuse et batailleuse, pouvait représenter le mot remords. Il ne lui était pas aussi facile de m’inscrire froidement sur la liste des pertes quand une affaire tourne mal.

Il était responsable de moi, qu’il le veuille ou non. Et de la même façon qu’on ne choisit pas les amis ni les femmes, car ce sont eux qui vous choisissent, la vie, mon père décédé, les hasards du destin m’avaient mis sur son chemin et il n’aurait servi à rien de se boucher les yeux devant un fait dérangeant mais certain : je le rendais plus vulnérable. Dans la vie qui était la sienne, Diego Alatriste était un fils de pute, mais un de ces fils de pute qui jouent selon certaines règles. Son mutisme et sa réserve étaient une façon comme une autre d’être désespéré. C’est pour cette raison qu’il scrutait les coins obscurs de la rue, dans l’espoir d’y trouver un sbire, un espion ou un ennemi quelconque qui lui aurait permis d’apaiser ce malaise qui lui nouait l’estomac et lui faisait serrer les mâchoires jusqu’à en avoir mal. Il aurait voulu trouver quelqu’un, se glisser vers lui dans le noir, silencieusement, le plaquer contre le mur en étouffant ses cris avec sa cape, puis, sans dire un mot, lui enfoncer toute sa dague dans la gorge, jusqu’à ce qu’il ne bouge plus et que le diable emporte son âme. Telle était sa règle.

VII

HOMMES D’UN SEUL LIVRE

Dieu qui protège bien les fous et les ivrognes, et même les greffiers, ne voulut pas m’abandonner complètement. À vrai dire, on ne me tortura pas beaucoup. Le Saint-Office avait lui aussi ses règles ; et malgré son fanatisme et sa cruauté, il en observait scrupuleusement certaines. Je reçus plus d’une gifle et plus d’un coup, c’est vrai. Sans parler des privations et des nombreux moments de chagrin que je dus traverser. Mais une fois qu’ils eurent établi mon âge, mes treize ans me valurent de rester à distance respectueuse de ces sinistres engins de bois, de roues et de cordes que je pouvais voir au bout de la salle à chacun de mes interrogatoires. Et même les rossées que je reçus furent limitées en nombre, en intensité et en durée. D’autres n’eurent pas cette chance. J’ignore si c’est avec le concours du chevalet – on couchait le supplicié dessus, puis on le désarticulait en donnant des tours et des tours de corde – ou sans lui que je continuai à entendre ce cri de femme qui m’avait donné la chair de poule à mon arrivée. Toujours est-il que je l’entendais fréquemment, jusqu’à ce qu’il cesse tout à coup, le jour où je me retrouvai dans la salle d’interrogatoire et que je vis enfin la malheureuse Elvira de la Cruz.