Petite, grassouillette, elle n’avait rien à voir avec le personnage de roman que je m’étais imaginé dans ma caboche. De toute façon, la plus parfaite beauté n’aurait pas résisté à ces cheveux impitoyablement rasés, à ces yeux rougis, cernés par le manque de sommeil et la souffrance, aux marques de cordes sur ses poignets et ses chevilles, sous son habit sale de novice. Elle était assise – j’appris bientôt qu’elle était incapable de se tenir debout sans aide – et elle avait dans ses yeux le regard le plus vide et le plus perdu que j’aie jamais vu : une absence absolue, faite de toute la douleur, de toute la fatigue et de toute l’amertume de celui qui connaît le fond du puits le plus noir qu’on puisse imaginer. Elle devait avoir dix-huit ou dix-neuf ans, mais on aurait dit une petite vieille décrépite. Chaque fois qu’elle bougeait un peu sur sa chaise, ses gestes étaient lents et douloureux, comme si la maladie ou une vieillesse prématurée avait désarticulé chacun de ses os. Ce qui était précisément le cas.
Quant à moi, au risque de paraître fanfaron, je dirai qu’ils ne purent m’arracher une seule des paroles qu’ils désiraient obtenir. Pas même lorsque l’un des bourreaux, le roux, s’occupa de mesurer consciencieusement mes épaules avec un nerf de bouf. Même couvert de bleus, au point de devoir dormir sur le ventre – si on peut appeler dormir ce demi-sommeil agité, à mi-chemin entre la réalité et les fantasmes –, personne ne put faire sortir de mes lèvres sèches et gercées, couvertes de croûtes de sang qui cette fois était le mien, autre chose que des gémissements de douleur ou des protestations d’innocence. Cette nuit-là, je me promenais par là en rentrant chez moi. Mon maître, le capitaine Alatriste, n’avait rien à voir avec cette affaire. Je n’avais jamais entendu parler de la famille de la Cruz. J’étais un vieux chrétien et mon père était mort pour le roi en Flandre… Et je recommençais : cette nuit-là, je me promenais par là en rentrant chez moi…
Il n’y avait aucune pitié en eux, pas même ces lueurs d’humanité qu’on devine parfois chez les plus méchants. Religieux, juge, greffier et bourreaux se comportaient avec une froideur et un détachement si rigoureux que c’était justement cela qui faisait le plus peur. Plus même que les souffrances qu’ils pouvaient infliger : la détermination glacée de celui qui se sait dans le droit-fil des lois divines et humaines et qui jamais ne met en doute la probité de ses actes. Plus tard, avec le temps, j’ai appris que si tous les hommes sont capables de faire le bien et le mal, les pires sont toujours ceux qui, quand ils font le mal, s’abritent sous l’autorité des autres et prétextent qu’ils ne font qu’exécuter des ordres. Et si ceux qui disent agir au nom d’une autorité, d’une hiérarchie ou d’une patrie sont terribles, bien pires encore sont ceux qui justifient leurs actes en invoquant un dieu. Quand il m’est arrivé d’avoir à traiter avec des gens qui faisaient le mal, ce qu’il n’est pas toujours possible d’éviter, j’ai toujours préféré ceux qui étaient capables de prendre leurs responsabilités. Car dans les prisons secrètes de Tolède, j’ai appris, presque au prix de ma vie, qu’il n’y a rien de plus méprisable et de plus dangereux qu’un méchant qui se couche tous les soirs la conscience tranquille. C’est le pire qu’on puisse imaginer. Surtout quand cette bonne conscience s’allie à l’ignorance, à la superstition, à la stupidité ou au pouvoir, ce qui n’est pas rare. Pire encore quand ils se font les exégètes d’une seule parole, que ce soit le Talmud, la Bible, le Coran ou que sais-je encore. Je n’ai pas coutume de donner des conseils – l’expérience des uns ne sert jamais de leçon aux autres – mais en voici un qui ne vous coûtera guère : méfiez-vous toujours de ceux qui ne lisent qu’un seul livre.
J’ignore quels livres avaient lus ces hommes. Mais pour ce qui est de leur conscience, je suis sûr que rien ne l’asticotait – ce qui ne sera plus jamais le cas s’ils brûlent pour l’éternité en enfer, comme je le souhaite. À ce point de mon calvaire, j’avais découvert qui donnait le ton, ce religieux sombre et décharné au regard fébrile. C’était le père Emilio Bocanegra, président du Conseil des six juges, le plus terrible des tribunaux du Saint-Office. Et selon ce que j’avais entendu de la bouche du capitaine Alatriste et de ses amis, c’était aussi l’un des ennemis les plus acharnés de mon maître. C’était lui qui avait battu la mesure lors des interrogatoires. Les autres religieux et le juge silencieux en robe noire se bornaient à faire office de témoins, pendant que le greffier notait les questions du dominicain et mes réponses laconiques.
Mais cette fois, ce fut différent. Car lorsque je comparus, ce ne fut pas moi qu’on interrogea, mais la pauvre Elvira de la Cruz. Et je devinai que les choses prenaient un tour inquiétant quand je vis le père Emilio me montrer du doigt.
— Connaissez-vous ce garçon ?
Mes craintes se transformèrent en panique – je n’étais pas encore allé aussi loin qu’elle dans l’horreur – quand la novice hocha sa tête rasée, sans même me regarder. Effrayé, je vis que le greffier attendait, la plume en l’air, regardant tour à tour Elvira de la Cruz et l’inquisiteur.
— Répondez à haute voix, lui ordonna le père Emilie.
La malheureuse prononça un « oui » étouffé, à peine audible. Le greffier trempa sa plume dans son encrier, puis se mit à écrire et je sentis plus que jamais que le sol allait s’ouvrir sous mes pieds.
— Savez-vous s’il observe des pratiques judaïsantes ?
Le deuxième « oui » d’Elvira de la Cruz me fit pousser un cri de protestation qui s’étouffa aussitôt lorsque le sbire roux m’administra un formidable soufflet. Depuis quelque temps – peut-être craignaient-ils que l’autre bourreau, le géant, ne m’assomme d’un coup –, il était chargé de tout ce qui concernait ma personne. Sourd à ma protestation, le père Emilio continuait à me montrer du doigt, sans cesser de fixer la jeune novice.
— Vous confirmez devant ce saint tribunal que ledit Inigo Balboa a exprimé en paroles et en actes des croyances hébraïques et qu’il a participé, avec votre père, vos frères et d’autres complices, à une conspiration pour vous arracher à votre couvent.
Le troisième « oui » fut de trop pour mes forces. Esquivant les mains du sbire roux, je criai que cette malheureuse mentait comme elle parlait et que je n’avais jamais rien eu à voir avec la religion juive. C’est alors qu’à ma grande surprise, au lieu de faire la sourde oreille comme auparavant, le père Emilio se retourna vers moi, un sourire sur les lèvres. Un sourire triomphant de haine, si épouvantable et si méchant qu’il me laissa cloué sur place, muet, immobile, le souffle coupé. Content de lui, le dominicain s’en fut alors jusqu’à la table où se trouvaient les autres. Il y prit la chaîne avec le colifichet qu’Angélica de la Cruz m’avait donnée à la fontaine del Acero, nous la montra, d’abord à moi, puis aux membres du tribunal et enfin à la novice.
— Et vous aviez déjà vu ce sceau magique, né de l’horrible superstition de la Kabbale hébraïque, qui a été saisi sur la personne dudit Inigo Balboa au moment où il a été arrêté par des familiers du Saint-Office et qui prouve sa participation dans cette conjuration juive ?
Elvira de la Cruz ne m’avait pas regardé une seule fois. Elle ne regarda pas davantage le colifichet d’Angélica que le père Emilio tenait devant ses yeux, se contentant de répondre « oui » comme auparavant, les yeux rivés au sol, tellement abattue et défaite qu’elle ne paraissait même plus connaître la honte. Épuisée, indifférente, on aurait dit qu’elle voulait en finir une fois pour toutes, se jeter dans un coin et trouver le sommeil dont elle semblait avoir été privée la moitié de sa vie.