Quant à moi, j’étais tellement atterré que je ne pus cette fois protester. Le chevalet de torture ne m’inquiétait plus. Mon urgente préoccupation était maintenant de savoir si l’on envoyait au bûcher les moins de quatorze ans.
— C’est confirmé. L’affaire porte la signature d’Alquézar.
Alvaro de la Marca, comte de Guadalmedina, était vêtu d’un bel habit de drap vert brodé d’argent, de bottes de daim et d’une wallonne très travaillée en dentelle de Flandre. Il avait la peau blanche, des mains fines et il était bel homme, le plus beau de la cour, disait-on. Assis à califourchon sur un tabouret dans la misérable chambre du tripot de Juan Vicuna, il ne perdait rien de son allure de gentilhomme. Derrière la jalousie, on apercevait la salle remplie de monde. Le comte avait joué un peu, sans grand succès car il n’avait pas la tête aux cartes, avant de s’esquiver, prétextant un besoin, pour rejoindre le capitaine Alatriste et Don Francisco de Quevedo qui venait d’entrer, le bas de son visage dissimulé sous sa cape, par la porte secrète de la Plaza Mayor.
— Vous aviez raison, poursuivit Guadalmedina. Il s’agissait effectivement de porter un coup à Olivares, sans effusion de sang, en ternissant la réputation du couvent. Et au passage, en profiter pour régler les comptes avec Alatriste… Ils ont inventé une conspiration hébraïque et ils veulent un bûcher.
— Pour le petit aussi ? demanda Don Francisco.
Tout de noir vêtu, à part la croix de l’ordre de Saint-Jacques sur la poitrine, il contrastait avec l’élégance recherchée de l’aristocrate. Il était assis à côté du capitaine, sa cape posée sur le dossier de sa chaise, l’épée au ceinturon et le chapeau sur les genoux. Avant de répondre, Alvaro de la Marca prit un pichet de muscat qui se trouvait sur un tabouret, à côté d’une longue pipe de terre cuite et d’une boîte de tabac haché. Il se servit un verre. Le pichet était déjà bien entamé car Quevedo s’y était attaqué dès qu’il avait franchi la porte, grognon comme toujours, maudissant la nuit, la rue et la soif.
— Oui, confirma l’aristocrate. Avec la novice, c’est tout ce qu’ils ont puisque l’autre survivant de la famille, le fils aîné, s’est envolé – il haussa les épaules et fit une pause, le visage grave. Selon mes renseignements, ils préparent un grand autodafé.
— Vous en êtes sûr ?
— Absolument. Je suis allé jusqu’où on pouvait aller, en payant comptant. L’argent délie les langues, mais avec l’Inquisition, il y a des limites.
Le capitaine ne répondit pas. Il était assis sur le lit, pourpoint ouvert. Il passait lentement une pierre à affûter sur le fil de sa dague. La lumière de la lampe à huile laissait ses yeux dans l’ombre.
— Je m’étonne qu’Alquézar vise si haut, dit Don Francisco qui nettoyait ses besicles sur sa journade. Même par personne interposée, je vois mal un secrétaire du roi s’attaquer au favori.
Guadalmedina but quelques gorgées de muscat et fit claquer sa langue, les sourcils froncés. Puis il essuya sa moustache frisée avec un mouchoir parfumé qu’il sortit de sa manche.
— Ne vous étonnez pas. Ces derniers mois, Alquézar a pris beaucoup d’influence auprès du roi. Il est la créature du Conseil d’Aragon aux membres duquel il rend d’importants services et il a acheté récemment plusieurs conseillers de Castille. De plus, grâce au père Emilio Bocanegra, il a ses appuis parmi les durs du Saint-Office. Il continue à se montrer soumis avec Olivares, mais il est clair qu’il joue son propre jeu… Il devient plus fort et il augmente sa fortune de jour en jour.
— D’où sort-il son argent ? demanda le poète. Alvaro de la Marca haussa encore une fois les épaules. Il avait rempli de tabac la pipe de terre cuite et il l’allumait à la flamme de la lampe. Juan Vicuna aimait pétuner quand il était avec Diego Alatriste. Mais le capitaine n’appréciait guère ces feuilles aromatiques ramenées par les galions des Indes dont l’apothicaire Fadrique vantait chaleureusement les vertus curatives. De son côté, Quevedo préférait priser.
— Personne ne le sait, dit le comte en rejetant la fumée par le nez. Alquézar travaille peut-être pour d’autres. Ce qui est sûr, c’est qu’il a la bourse large et qu’il corrompt tout ce qu’il touche. Jusqu’au favori qui aurait parfaitement pu le renvoyer à Huesca et qui le traite maintenant avec beaucoup d’égards. On dit qu’il aspire à la charge de protonotaire d’Aragon, et même à celle de secrétaire du cabinet privé… S’il y parvient, il sera intouchable.
Diego Alatriste semblait plongé dans ses réflexions. Il posa sur sa paillasse sa pierre à affûter et passa un doigt sur le fil de sa dague. Puis, très lentement, il fit glisser la biscayenne dans son fourreau. Ce n’est qu’alors qu’il leva les yeux vers Guadalmedina.
— Il n’y a donc aucun moyen d’aider Inigo ? Derrière la fumée de la pipe, le comte fit une grimace de pitié.
— J’ai peur que non. Tu sais comme moi que celui qui tombe entre les mains de l’Inquisition se trouve pris dans une machine aussi implacable qu’efficace… – il fronça les sourcils en se caressant le menton d’un air pensif. Ce qui me surprend, c’est qu’ils ne t’aient pas pris.
— Je me cache.
— Je parle d’autre chose. Ils disposent de moyens pour savoir tout ce qu’ils veulent savoir. Mais ils n’ont même pas fouillé ta maison… Ils n’ont donc pas encore de preuves contre toi.
— Ils se moquent bien des preuves, dit Don Francisco en s’emparant du pichet de muscat. On les fabrique ou on les achète – et il se mit à réciter entre deux gorgées de vin :
Car l’honneur ils s’assoient dessus, et tout privilège est déchu…
Guadalmedina allait porter la pipe à sa bouche. Il arrêta son geste.
— Non. Pardonnez-moi, señor Quevedo. Le Saint-Office est très pointilleux sur certaines choses. S’il n’y a pas de preuves, Bocanegra aura beau jurer que le capitaine est plongé jusqu’au cou dans cette affaire, le Conseil suprême n’approuvera jamais qu’on s’en prenne à lui. S’ils ne font rien d’officiel, c’est que le petit n’a pas parlé.
— Ils finissent tous par parler – le poète but une longue gorgée, puis une autre. Et c’est presque un enfant.
— Eh bien, je crois que celui-là ne l’a pas fait, même si c’est un enfant. C’est ce que m’ont donné à entendre les personnes avec lesquelles je me suis entretenu toute la journée. À dire vrai, Alatriste, avec tout l’or que j’ai gaspillé aujourd’hui à ton service, nous pourrions être quittes pour l’affaire des Querquenes… si certaines choses pouvaient se payer avec de l’or.
Alvaro Luis Gonzaga de la Marca y Alvarez de Sidonia, comte de Guadalmedina, grand d’Espagne, confident de Sa Majesté, admiré par les dames de la cour et envié par plus d’un gentilhomme du meilleur sang, adressa à Diego Alatriste un regard complice, un regard d’amitié sincère que personne n’aurait cru possible entre un homme de sa qualité et un obscur soldat qui, loin de la Flandre et de Naples, gagnait sa vie comme spadassin.
— Votre Grâce a-t-elle ce que je lui ai demandé ? fit Alatriste.
Le sourire du comte s’élargit.
— Je l’ai – il posa la pipe pour sortir de son pourpoint un petit paquet qu’il remit au capitaine. Voici.
Une personne moins intime que Don Francisco de Quevedo se serait surprise de la familiarité de l’aristocrate et de l’ancien soldat. Il était notoire que Guadalmedina avait eu recours plus d’une fois à l’acier de Diego Alatriste pour régler des affaires qui nécessitaient une bonne main et peu de scrupules, comme la mort du petit marquis de Soto. Mais cela ne signifiait pas pour autant que celui qui payait contractait une obligation quelconque envers l’autre.