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Et encore moins qu’un grand d’Espagne jouissant d’une position à la cour joue les informateurs dans une affaire de l’Inquisition, pour le compte d’un homme dont on pouvait acheter l’épée en secouant simplement une bourse bien pleine. Mais, comme le savait parfaitement Don Francisco de Quevedo, il y avait entre Diego Alatriste et Alvaro de la Marca quelque chose de plus que de sombres histoires résolues ensemble. Près de dix ans plus tôt, alors que Guadalmedina était un jeune homme sans expérience qui accompagnait les galères des vice-rois de Naples et de Sicile lors de la désastreuse journée des Querquenes, il s’était trouvé en fâcheuse posture quand les Maures étaient tombés sur les troupes du roi catholique alors qu’elles traversaient à gué le lac. Le duc de Nocera avec qui était Don Alvaro avait reçu cinq terribles blessures, et de toutes parts accouraient des Arabes armés de cimeterres, de piques et d’arquebuses, décimant les rangs des Espagnols qui finirent par se battre non plus pour le roi mais pour sauver leur peau, tuant pour ne pas mourir, dans une épouvantable retraite, de l’eau jusqu’à mi-corps. Comme le racontait Guadalmedina, tout était perdu. Un Maure se jeta sur lui et il perdit son épée en l’enfonçant dans son corps. Un autre Maure lui donna deux coups de cimeterre au moment où il se décidait à chercher sa dague dans l’eau. Il se voyait déjà mort, ou esclave – et plus la première chose que la seconde – quand un petit groupe de soldats qui résistaient encore et se donnaient du courage en criant « Espagne, Espagne » entendit ses appels au secours malgré la fusillade. Deux ou trois vinrent le secourir en pataugeant dans la boue, bataillant ferme avec les Arabes qui les entouraient. Un de ces soldats arborait une énorme moustache et avait les yeux clairs. Après avoir ouvert la tête d’un Maure avec sa pique, il prit le jeune Guadalmedina à bras-le-corps et le traîna sur la vase rougie par le sang jusqu’aux canots et aux galères qui attendaient devant la plage. Arrivé là, il dut encore se battre, tandis que Guadalmedina perdait son sang sur le sable, entre les tirs d’arquebuse, les flèches et les coups de cimeterre. Finalement, le soldat aux yeux clairs put enfin se jeter à l’eau avec lui et, le prenant sur ses épaules, le porter jusqu’au canot de la dernière galère, tandis que derrière eux montaient les cris des malheureux qui n’avaient pas réussi à s’échapper, massacrés ou réduits à l’esclavage sur cette plage fatidique.

Ces mêmes yeux clairs étaient maintenant devant lui, dans le tripot de Juan Vicuna. Et – comme c’est rarement le cas, sauf chez les cours généreux – Alvaro de la Marca n’avait pas oublié sa dette avec le passage des années. Encore moins quand il sut que le soldat qui lui avait sauvé la vie aux Querquenes, celui que ses camarades appelaient respectueusement capitaine, sans qu’il le soit, s’était aussi battu en Flandre sous les drapeaux de son père, le vieux comte Don Fernando de la Marca. Une dette que, de son côté, Diego Alatriste ne faisait jamais valoir sauf dans des circonstances extrêmes, naguère lors de l’aventure des deux Anglais et aujourd’hui qu’il y allait de ma vie.

— Revenons à notre Inigo, continua Guadalmedina. S’il ne témoigne pas contre toi, Alatriste, tout s’arrête là. Mais il est en prison et apparemment ils portent contre lui des accusations graves.

— Que peut lui faire l’Inquisition ?

— Ce qu’elle veut. La jeune fille, ils vont la brûler, aussi sûr que Christ est Dieu. Quant à lui, tout est possible. Il peut s’en tirer avec quelques années de prison, deux cents coups de fouet ou la caroche. Mais il est sûr qu’il risque le bûcher.

— Et Olivares ? demanda Don Francisco.

Guadalmedina fit un geste vague. Il avait repris la pipe de terre et tirait dessus, les yeux mi-clos derrière la fumée.

— Il a reçu le message et il s’occupera de l’affaire. Mais nous ne devons pas trop attendre de lui… S’il a quelque chose à dire, il nous le fera savoir.

— Pardieu, c’est bien peu, fit Don Francisco, mécontent.

Guadalmedina regarda le poète en fronçant un peu les sourcils.

— Le favori de Sa Majesté est un homme occupé.

Il avait parlé sur un ton plutôt sec. Alvaro de la Marca admirait le talent de Don Francisco et il l’estimait en tant qu’intime du capitaine et de plusieurs amis communs – ils s’étaient trouvés ensemble à Naples, avec le duc d’Osuna. Mais l’aristocrate était également poète à ses heures et malheureusement Don Francisco n’appréciait pas ses vers. Pire, pour flatter le poète, il lui avait dédié une octave qui était l’une des meilleures de sa plume ; elle commençait ainsi :

Au bon saint Roch en patient claudicant…

Le capitaine ne leur prêtait pas attention, occupé qu’il était à défaire le paquet apporté par le comte. Alvaro de la Marca tirait toujours sur sa pipe sans le quitter des yeux.

— Fais bien attention, Alatriste, dit-il finalement.

Le capitaine ne répondit pas. Il regardait attentivement les objets apportés par Guadalmedina. Sur le drap froissé qui recouvrait la paillasse, il y avait un plan et deux clés.

Le Prado grouillait de monde. C’était la promenade de l’après-midi et les voitures qui venaient de la Porte de Guadalajara et de la Calle Mayor s’attardaient entre les fontaines et sous les arbres tandis que le soleil couchant rasait déjà les toits de Madrid. Entre le coin de la rue d’Alcalá et le carrefour de la chaussée de San Jerónimo, ce n’était qu’un va-et-vient de voitures couvertes et découvertes, de cavaliers aux côtés de dames, de coiffes blanches de duègnes, de tabliers de servantes, d’écuyers, de marchands d’eau du Cano Dorado et d’hydromel épicé, de femmes qui vendaient à la criée des fruits, des petits pots de crème, des conserves et des gourmandises.

Grand d’Espagne, autorisé à rester couvert devant le roi, le comte de Guadalmedina avait le droit d’utiliser une voiture à quatre mules – l’attelage à six mules était réservé à Sa Majesté. Mais pour l’occasion, qui demandait de la discrétion, il avait choisi dans ses remises une modeste voiture sans armoiries, attelée à deux mules grises que conduisait un cocher sans livrée. Elle était cependant assez grande pour que lui-même, Don Francisco de Quevedo et le capitaine Alatriste puissent y prendre aisément place et attendre en montant et en descendant le Prado le rendez-vous convenu. Ils passaient donc inaperçus parmi les douzaines de voitures qui avançaient lentement dans la lumière du crépuscule. Le Madrid élégant se répandait aux alentours du couvent des hiéronymites, de graves chanoines se promenaient pour s’ouvrir l’appétit, à côté d’étudiants aussi riches en stratagèmes que pauvres de maravédis et de commerçants ou d’artisans qui se donnaient des airs d’hidalgos avec leur épée à la ceinture. Mais il y avait surtout beaucoup de galants, beaucoup de mains blanches qui ouvraient et refermaient les rideaux des voitures, beaucoup de dames plus ou moins découvertes qui montraient comme par mégarde un bon pied de vertugadin séducteur. À mesure que les derniers lambeaux de jour disparaîtraient, le Prado se remplirait d’ombres et, les gens de bien rentrés chez eux, il deviendrait le territoire des putains, des gentilshommes en quête d’aventures et de toutes sortes de vauriens, faisant de ce lieu un endroit propice aux intrigues, aux rendez-vous galants et aux rencontres furtives sous les peupliers. Pour le moment, on se cachait encore et l’on conservait toutes ses bonnes manières tandis qu’on échangeait des billets de voiture à voiture au milieu des regards, des coups d’éventail, des insinuations et des promesses. Et certains des plus respectables gentilshommes et dames qui se croisaient sans avoir l’air de se connaître se retrouveraient bientôt en apartés amoureux dès le coucher du soleil, profitant de l’intimité d’une voiture ou de l’ombre d’une des fontaines de pierre qui ornaient la promenade. Les querelles n’y étaient pas rares entre amoureux, amants jaloux ou maris cocus. Le défunt comte de Villamediana – qui s’était fait éventrer d’un coup d’arbalète en pleine promenade sur la Calle Mayor pour son impudence – avait écrit ces vers célèbres :