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La maison était sombre et silencieuse. Alatriste trébucha contre la margelle d’une citerne. Il en fit le tour à tâtons et trouva finalement la porte qu’il cherchait. La seconde clé fit parfaitement son travail et le capitaine se retrouva dans un escalier assez large. Il monta, retenant son souffle et remerciant le ciel que les marches soient de pierre et non de bois grinçant. Arrivé sur le palier, il s’arrêta à l’abri d’une lourde armoire pour s’orienter. Puis il fit quelques pas, hésita un peu dans l’ombre du couloir, compta deux portes sur la droite et entra, biscayenne au poing, l’autre main sur l’épée pour l’empêcher de heurter quelque chose. Devant la fenêtre, dans la douce lumière d’une petite lampe à huile, Luis d’Alquézar ronflait en toute quiétude. Diego Alatriste ne put s’empêcher de sourire intérieurement. Son puissant ennemi, le secrétaire du roi, avait peur de dormir dans le noir.

Mal réveillé, Alquézar tarda à comprendre qu’il ne s’agissait pas d’un cauchemar. Il fallut qu’il fasse le geste de se tourner sur l’autre côté pour se rendormir et que la dague qu’il avait sous le menton l’en empêche avec une douloureuse piqûre pour qu’il comprenne qu’il ne s’agissait pas d’un mauvais rêve mais d’une amère réalité. Épouvanté, il se dressa en sursaut sur son séant tandis qu’il ouvrait la bouche pour crier, les yeux écarquillés. Mais la main de Diego Alatriste l’en empêcha sans ménagement.

— Un seul mot, murmura le capitaine, et je vous tue.

Entre le bonnet de nuit et la main de fer qui le bâillonnait, les yeux et la moustache du secrétaire du roi étaient parcourus de spasmes de frayeur. À quelques pouces de son visage, la petite lampe à huile éclairait faiblement le profil aquilin d’Alatriste, sa moustache fournie, la longue lame de sa dague.

— Vous avez des gardes armés ? L’autre fît signe que non. Son haleine mouillait la paume du capitaine.

— Vous savez qui je suis ?

Les yeux remplis d’épouvanté battirent un peu, puis la tête fit un signe affirmatif. Et lorsque Alatriste retira sa main de la bouche de Luis d’Alquézar, celui-ci resta muet, la bouche ouverte, figé par la stupeur, regardant l’ombre penchée au-dessus de lui comme on regarde une apparition. Le capitaine appuya un peu plus avec sa dague sur le cou du secrétaire.

— Qu’allez-vous faire du petit ?

Alquézar regardait la dague avec des yeux exorbités. Son bonnet de nuit était tombé sur l’oreiller et la petite lampe éclairait ses cheveux clairsemés, gras et ébouriffés qui accentuaient la mesquinerie de cette tête ronde, de ce gros nez, de cette petite barbe étroite.

— J’ignore de qui vous me parlez, articula-t-il d’une voix faible et rauque.

La menace de la lame ne suffisait pas à lui faire dissimuler sa fureur. Alatriste appuya un peu plus sur sa dague jusqu’à lui arracher un gémissement.

— Alors je vous tue sur-le-champ, aussi vrai qu’il y a un Dieu.

L’autre poussa un gémissement angoissé. Immobile, il n’osait même plus battre des paupières. Les draps et sa chemise de nuit sentaient la sueur aigre, la peur et la haine.

— Il n’est pas en mon pouvoir, finit-il par balbutier. L’Inquisition…

— Foutre de l’Inquisition ! Le père Emilio Bocanegra, vous, et c’est tout.

Alquézar leva la main très lentement, sans cesser de regarder du coin de l’œil la lame d’acier appuyée sur sa gorge.

— Peut-être pourrait-on… murmura-t-il. Nous pourrions peut-être essayer…

Il avait peur et il était plus que probable qu’à la lumière du jour, la dague loin de son cou, le secrétaire du roi se ravise. Mais Alatriste n’avait pas le choix.

— S’il arrive quelque chose au petit, dit-il, le visage à quelques pouces de celui d’Alquézar, je reviendrai ici comme je suis venu cette nuit. Je viendrai vous tuer comme un chien, je viendrai vous égorger dans votre sommeil.

— Je vous répète que l’Inquisition…

L’huile de la petite lampe grésillait et un instant la lumière se refléta dans les yeux du capitaine comme une vision des flammes de l’enfer.

— Pendant votre sommeil – répéta-t-il, et il sentit sous sa main qui appuyait sur la poitrine d’Alquézar que celui-ci tremblait. Je le jure.

Personne n’en aurait douté et le regard de l’autre le montrait bien. Mais le capitaine vit aussi dans les yeux de son ennemi le soulagement de savoir qu’on n’allait pas le tuer cette nuit-là. Et dans le monde de ce misérable, la nuit était la nuit, et le jour était le jour. Tout pouvait recommencer depuis le début, dans une nouvelle partie d’échecs. Soudain, Alatriste comprit que tout ce qu’il entreprenait était inutile et que le secrétaire du roi retrouverait sa morgue dès qu’il écarterait sa dague. La certitude de savoir que j’étais condamné, quoi qu’il fasse, le mit dans une colère intense, froide et désespérée. Il douta un instant et Alquézar le comprit aussitôt. Le capitaine s’en rendit compte immédiatement, comme si l’acier de la biscayenne lui livrait, en même temps que les battements de cœur de son ennemi, les sinistres réflexions du secrétaire.

— Si vous me tuez maintenant, dit lentement Alquézar, le garçon est perdu.

C’était tout à fait juste, se dit le capitaine. Mais il le serait tout autant s’il laissait le secrétaire du roi en vie. Il recula d’un pas, le temps de se demander s’il fallait égorger sur-le-champ le secrétaire du roi et en finir avec un des serpents de ce noud de vipères. Mon sort retenait son bras. Il regarda autour de lui, comme s’il avait besoin d’espace pour réfléchir. Dans la demi-obscurité, il heurta avec le coude une carafe d’eau qui se trouvait sur la table de chevet. La carafe se brisa à grand bruit. Quand Alatriste, encore indécis, allait reposer sa dague sur le cou de son ennemi, une lumière apparut à la porte. Alatriste leva les yeux et découvrit Angélica d’Alquézar en chemise de nuit, une chandelle à la main, surprise et encore à moitié endormie. La petite fille les regardait.

Tout se passa ensuite très rapidement. La petite fille poussa un cri perçant à vous donner la chair de poule. Ce n’était pas un cri de peur, mais bien un cri de haine qui s’éleva dans la nuit, long comme celui d’un faucon à qui l’on enlève ses petits. Et quand Alatriste voulut s’éloigner du lit, ne sachant trop quoi faire d’elle, la dague toujours à la main, Angélica avait déjà traversé la chambre, rapide comme une balle et, jetant à terre sa chandelle, se lançait contre lui comme une minuscule furie vengeresse, les cheveux noués par des rubans, dans une chemise de soie blanche qui se dessinait dans la pénombre comme le suaire d’un spectre – extrêmement belle, je suppose, encore que le capitaine pensait sans doute tout autre chose. Toujours est-il qu’elle s’approcha de lui et, saisissant fermement son bras qui tenait la dague, elle le mordit comme un petit chien de chasse, blond et féroce. Elle resta ainsi accrochée au bras d’Alatriste qui la souleva en l’air quand il voulut se débarrasser d’elle en lui donnant des claques. Mais elle tenait bon. Sur ce, le capitaine vit l’oncle de la petite, libéré de la biscayenne qui le menaçait, sauter de son lit avec une agilité surprenante, en chemise et pieds nus, puis se précipiter vers une armoire d’où il sortit une petite épée pendant qu’il criait « assassins ! », « à moi ! » et « au secours ! ». En un instant, la maison fut en émoi. Ce n’était partout que bruits de pas et de coups, voix à peine arrachées au sommeil, bref un chahut de tous les diables.