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Le capitaine avait enfin réussi à se débarrasser de la fillette qu’il avait envoyée rouler à terre juste à temps pour esquiver l’épée d’Alquézar qui, s’il avait été en pleine possession de ses moyens, aurait mis un terme à la carrière hasardeuse d’Alatriste. Il porta la main à son épée pendant qu’il se dérobait pour éviter les coups que l’autre cherchait à lui porter. Puis il se retourna, attaqua par deux fois le secrétaire et le fit reculer. Il cherchait la porte pour se sauver, mais la petite fille revenait déjà à la charge en poussant un hurlement à vous glacer le sang. Angélica se lança de nouveau à l’assaut, sans se soucier de l’épée qu’Alatriste tenait inutilement devant elle et qu’il dut finalement relever pour ne pas l’embrocher comme un poulet. En un clin d’œil, la petite fille s’accrocha avec ses ongles et ses dents au bras du capitaine, qui courait d’un côté et d’autre de la chambre sans parvenir à se défaire d’elle, uniquement préoccupé d’éviter les coups que lui portait Alquézar sans s’inquiéter le moins du monde de sa nièce. La bataille semblait vouloir s’éterniser quand Alatriste réussit à se défaire encore une fois de la petite fille et à porter un coup à Alquézar qui fit reculer le secrétaire du roi, dans un grand bruit de cuvettes, de pots de chambre et de faïences renversés. Le capitaine put enfin jeter un coup d’œil dans le couloir, juste à temps pour tomber sur trois ou quatre domestiques armés. Les choses se corsaient. Tellement qu’il sortit son pistolet et tira à bout portant. Il y eut alors dans l’escalier un grand désordre de pieds, de bras, d’épées, de boucliers et de gourdins. Avant que les domestiques n’aient eu le temps de se remettre debout, Alatriste rentra dans la chambre, tira le verrou et traversa la pièce en coup de vent pour s’approcher de la fenêtre, non sans esquiver deux méchants coups d’Alquézar et se retrouver pour la troisième maudite fois avec cette sangsue accrochée à son bras qui le mordait avec une férocité remarquable pour une petite fille de douze ans. Le capitaine finit par arriver devant la fenêtre, ouvrit les volets d’un coup de pied, déchira avec sa lame la chemise d’Alquézar qui trébucha en se couvrant maladroitement, et, tandis qu’il enjambait la balustrade de fer, secoua son bras pour faire lâcher prise à Angélica. Les yeux bleus et les dents menues et blanches étincelèrent encore avec une férocité inouïe avant qu’Alatriste qui commençait à en avoir assez d’elle la tire par les cheveux et, l’arrachant à son bras meurtri, l’expédie en l’air comme une balle furieuse et braillarde qui alla s’écraser contre son oncle. Nièce et oncle tombèrent sur le lit qui s’effondra à grand bruit. Profitant de la confusion, le capitaine se laissa glisser du haut la fenêtre, traversa la cour, sortit dans la rue et courut sans s’arrêter jusqu’à se retrouver bien loin de ce cauchemar.

Cherchant l’ombre des rues les plus noires, il rentra chez Juan Vicuna en passant devant les volets fermés de Fadrique l’apothicaire avant de traverser Puerta Cerrada où il n’y avait pas âme qui vive à cette heure.

Il aurait préféré ne pas penser, mais il ne pouvait s’en empêcher. Il était sûr d’avoir commis une stupidité qui ne ferait qu’aggraver la situation. Une froide colère lui battait les tempes, comme des coups de sang, et il se serait volontiers frappé le visage pour donner libre cours à son désespoir et à sa rage. Pourtant – se dit-il quand il eut retrouvé un peu de son calme –, le désir d’agir, de ne pas attendre que d’autres décident à sa place, l’avait poussé à sortir de sa tanière comme un loup désespéré chassant on ne sait trop quoi. Ce n’était pas dans son caractère. L’existence, le temps qu’elle durait, était beaucoup plus simple quand on n’avait qu’à se protéger soi-même dans un monde difficile où tous les jours chacun se voyait contraint de ne compter que sur ses propres forces, sans rien attendre de personne, sans autre responsabilité que de sauver sa peau. Diego Alatriste y Tenorio, vétéran des tercios de Flandre et des galères de Naples, avait passé de longues années à réprimer tout sentiment qui ne puisse se résoudre avec une bonne épée. Mais voilà qu’un jeune garçon dont peu avant il connaissait à peine le nom venait tout chambarder. Comme quoi on a beau être dur et courageux, il y a toujours un défaut dans la cuirasse.

Et puisque nous parlons de défaut dans la cuirasse, Alatriste tâta son avant-bras gauche meurtri par les morsures d’Angélica. Il ne put s’empêcher de faire une moue admirative. Les tragédies prennent parfois l’allure d’intermèdes burlesques, se dit-il. Cette petite chatte blonde, dont il n’avait entendu que vaguement parler – je n’avais jamais mentionné son nom et le capitaine ignorait tout de ma relation avec elle – promettait d’être féroce. Bon chien chasse de race : elle était digne de son oncle.

Alatriste se souvint encore une fois des yeux épouvantés de Luis d’Alquézar, de son haleine sur la main qui étouffait ses cris, de son odeur aigre de sueur et de terreur. Il haussa les épaules. Son stoïcisme de soldat reprenait le dessus. Après tout, conclut-il, on ne sait jamais quelles vont être les conséquences de nos actes. Au moins, après cette attaque nocturne qu’il venait de vivre, Luis d’Alquézar savait maintenant lui aussi qu’il était vulnérable. Son cou était autant à la merci d’une dague que celui de n’importe qui. Et le lui avoir fait comprendre pouvait tout aussi bien être bon que mauvais, selon les caprices du destin.

Il en était là de ses réflexions quand il arriva enfin sur la petite place du Comte de Barajas, à deux pas de la Plaza Mayor. Mais alors qu’il était au coin de la rue, il vit de la lumière et des gens. L’heure n’était pas à la promenade. Il se cacha donc dans l’entrée d’une maison. Peut-être s’agissait-il de clients de Juan Vicuna, fatigués de taper le carton, ou de couche-tard en quête d’aventures, ou de la justice. De toute façon, mieux valait à cette heure éviter les surprises, bonnes ou mauvaises.

À la lumière de la lanterne qu’ils avaient posée à terre, il les vit afficher un placard près de l’arche des Couteliers, puis poursuivre leur chemin. Ils étaient cinq, armés, avec un rouleau de placards et un seau de colle. Alatriste aurait continué son chemin sans trop faire attention à eux s’il n’avait pas aperçu à la lumière de la lanterne que l’un des inconnus portait le bâton noir des familiers de l’Inquisition. À peine se furent-ils éloignés qu’il s’approcha du placard pour le lire, mais il ne faisait pas assez jour. Comme la colle était encore fraîche, il arracha l’affiche, la plia en quatre et gravit les marches de l’arche. Puis il passa sous les arcades de la place, ouvrit la petite porte secrète de Juan Vicuna et battit le briquet pour allumer une chandelle dans le couloir. Alatriste se forçait à prendre son temps, comme quelqu’un qui attend avant de rompre les sceaux d’une lettre qu’il sait lui apporter de mauvaises nouvelles. De fait, les nouvelles n’étaient pas bonnes. Le placard venait du Saint-Office :

Avis est donné aux habitants de cette ville de Sa Majesté que le Saint-Office de l’Inquisition célébrera un autodafé sur la Plaza Mayor, le prochain dimanche, quatrième jour de…

Malgré la rude vie qu’il menait pour ne pas crever de faim, le capitaine Alatriste n’était pas homme à utiliser en vain le nom de Dieu. Mais cette fois, il lança un gros blasphème de soldat qui fit trembler la flamme de la chandelle. Il restait moins d’une semaine avant le quatre et il ne pouvait rien faire d’autre que ronger son frein. Sans parler de la possibilité qu’après sa visite nocturne au secrétaire du roi, on placarde le lendemain un autre avis, du corregidor cette fois, mettant sa tête à prix. Il froissa l’affiche puis s’adossa au mur, immobile, les yeux perdus dans le vide. Il resta longtemps ainsi. Il avait brûlé toutes ses cartouches, sauf une. L’unique espoir était maintenant Don Francisco de Quevedo.