Le lecteur m’excusera de reparler de ma personne, enfermé que j’étais dans les prisons secrètes de Tolède où j’avais presque perdu la notion du temps, du jour et de la nuit. Après quelques nouvelles séances, accompagnées des rossées que m’administrait le sbire roux – on dit que Judas était rouquin lui aussi, et je souhaitais que mon bourreau finisse ses jours comme lui –, sans que je révèle rien qui soit digne de mention, ils me laissèrent plus ou moins en paix. L’accusation d’Elvira de la Cruz et l’amulette d’Angélica paraissaient leur suffire et la dernière séance véritablement dure fut un long interrogatoire où se multiplièrent les « n’est-il pas vrai », « dis la vérité » et « avoue que », tandis qu’on me demandait sans cesse qui étaient mes complices avec force coups de fouet sur mes épaules chaque fois que je gardais le silence, autant dire à chaque question. J’ajouterai seulement que je restai ferme et que je ne livrai aucun nom. Mais j’étais si faible et prostré que les évanouissements que j’avais feints au début, et qui m’avaient si bien servi, continuaient maintenant à se produire mais sans que j’y sois pour rien, abrégeant ainsi mon calvaire. J’imagine que si mes bourreaux n’allèrent pas plus loin, c’était de crainte de se priver du rôle qu’ils me préparaient pour la grande fête de la Plaza Mayor. Mais j’étais incapable d’y réfléchir vraiment, car mon esprit avait perdu beaucoup de sa lucidité. J’avais la tête vide, au point de ne même plus me reconnaître dans cet Inigo qui supportait les coups ou se réveillait en sursaut dans l’obscurité d’un cachot humide, écoutant le rat qui allait et venait. Ma seule véritable appréhension était qu’on me laisse pourrir en prison jusqu’à ce que j’aie quatorze ans et qu’on me fasse alors connaître de près ces roues et ces cordes qui se trouvaient toujours dans la salle d’interrogatoire, car j’étais sûr que je finirais tôt ou tard sur cette machine à désarticuler les gens.
En attendant, j’eus raison du rat. Fatigué de dormir en craignant de me faire mordre, je consacrai de longues heures à étudier la situation. Je finis par connaître les habitudes de l’animal mieux que je connaissais les miennes, ses hésitations – c’était un vieux rat qui en avait vu d’autres –, ses audaces, le chemin qu’il parcourait entre ces quatre murs. Avec le temps, je pus suivre en pensée tous ses mouvements, même dans le noir. De sorte qu’un jour, alors que je faisais semblant de dormir, je le laissai faire sa promenade habituelle jusqu’à ce que je sache qu’il se trouvait dans le coin où, prévoyant, j’avais laissé chaque jour des miettes de pain pour l’y attirer. Je saisis alors la jarre d’eau et la lançai sur le rat. La chance me sourit et la bestiole se retrouva sur le dos sans avoir eu le temps de dire aïe, ou ce que disent les rats quand on leur fait la peau.
Cette nuit-là, je pus enfin dormir tranquille. Mais le lendemain matin, je commençai à regretter la présence de mon rat. Sans lui, mon esprit battait la campagne et je pensais à d’autres choses, comme la trahison d’Angélica et le bûcher où risquait fort de prendre fin ma courte existence. Sans me vanter, je dirai que la perspective de m’envoler en fumée ne me préoccupait pas excessivement. J’étais tellement fatigué de ma prison et des sévices qu’on m’infligeait que n’importe quel changement m’aurait fait l’effet d’une libération. Il m’arrivait parfois de me demander combien de temps il me faudrait pour mourir sur le bûcher. Celui qui abjurait en bonne et due forme avait droit au garrot avant qu’on n’allume le bûcher, ce qui abrégeait ses souffrances. Je me disais pour me consoler que de toute façon aucune souffrance n’est éternelle. Et avec la fin vient le repos, même s’il faut l’attendre longtemps. De plus, à l’époque, mourir était extrêmement facile et n’avait rien de bien extraordinaire. Quant à mes péchés, ils n’étaient pas si nombreux que mon âme ne puisse aller retrouver là-haut celle du bon soldat Lope Balboa. À mon âge, imprégné que j’étais d’une certaine conception héroïque de la vie – souvenez-vous, à ma décharge, que si je me trouvais en si fâcheuse posture, c’était pour ne pas dénoncer le capitaine et ses amis –, tout cela devenait supportable quand je me disais – et vous m’en excuserez – que je pouvais être très fier de moi. J’ignore si j’étais vraiment un garçon d’un naturel courageux, mais si le premier pas vers la bravoure consiste à se comporter comme un brave, j’avais déjà fait plusieurs de ces pas.
Je ressentais cependant une tristesse infinie. Une peine très profonde qui me donnait envie de pleurer à l’intérieur de moi-même et qui n’avait rien à voir avec les larmes de douleur ou de faiblesse physique que je versais parfois. C’était plutôt un chagrin froid et triste, qui me ramenait à ma mère et à mes petites sœurs, au regard du capitaine quand il approuvait en silence ce que je faisais, aux douces collines verdoyantes de la campagne d’Onate, à mes jeux d’enfant avec les petits voisins. Je prenais congé de tout cela et je pensais à toutes les belles choses qui m’attendaient dans la vie et que je ne verrais jamais. Par-dessus tout, je regrettais de ne pouvoir me contempler une dernière fois dans les yeux d’Angélica d’Alquézar.
Je vous jure que je ne parvenais pas à la haïr. Bien au contraire, la certitude qu’elle avait joué un rôle dans mon malheur me laissait un arrière-goût à la fois doux et amer qu’aiguisait l’ensorcellement de son souvenir. Elle était méchante – et elle le fut encore davantage par la suite, je le jure devant Dieu –, mais elle était si belle. Et cet alliage de méchanceté et de beauté, tellement liées l’une à l’autre, me causait une fascination intense, un douloureux plaisir quand je souffrais à cause d’elle. On aurait dit que j’étais envoûté. Plus tard, avec les années, j’entendis parler d’hommes auxquels un diable rusé avait ravi leur âme. Chaque fois je retrouvai sans effort dans ces histoires le même rapt dont j’avais été la victime. Angélica d’Alquézar avait ravi mon âme, et elle la garda toute sa vie durant. Et moi, qui lui aurais donné la mort mille fois et qui serait mort mille autres fois pour elle sans sourciller, je n’oublierai jamais son sourire énigmatique, ses yeux bleus si froids, sa peau si blanche, douce et pure, dont ma propre peau conserve encore le souvenir délicieux, malgré les vieilles cicatrices dont certaines, pardieu, me furent laissées par elle. Comme celle que j’ai dans le dos, longue, une blessure de dague, indélébile autant que cette nuit où elle me l’infligea, bien longtemps après l’époque dont je vous parle maintenant, quand nous n’étions plus des enfants et que je la pris dans mes bras, l’aimant et la haïssant à la fois, sans me soucier de savoir si le jour naissant allait me trouver mort ou vif. Et elle qui me regardait de si près, les lèvres rouges de mon sang après avoir baisé ma blessure, elle avait murmuré ces quelques mots que je n’oublierai jamais dans cette vie ni dans l’autre : « Je suis heureuse de ne pas t’avoir encore tué. »
Effrayé, prudent ou peut-être rusé, si ce n’est les trois à la fois, Luis d’Alquézar était un corbeau patient et il avait suffisamment d’atouts dans sa manche pour continuer à jouer à sa guise. Il se garda donc d’emboucher la trompette. La tête de Diego Alatriste ne fut pas mise à prix et le capitaine passa la journée, comme les précédentes, caché dans le tripot de Juan Vicuna. Les nuits du capitaine étaient plus mouvementées que ses journées. Dès la nuit suivante, il décida d’aller rendre visite à une autre vieille connaissance.