Выбрать главу

Il trouva le lieutenant d’alguazils Martin Saldana sur le pas de sa porte, rue de Léon, de retour de sa dernière ronde. Ou, plus exactement, ce que vit Saldana fut le reflet de son pistolet braqué sur lui dans l’ombre de l’entrée. Mais Saldana était un homme d’expérience qui avait vu bien des pistolets, des arquebuses et d’autres armes pointées vers lui tout au long de son existence. Ces démonstrations ne lui faisaient plus ni chaud ni froid. Les deux mains sur les hanches, il regarda Diego Alatriste qui, avec sa cape et son chapeau, tenait son pistolet de la main droite, la main gauche prudemment posée sur la poignée de la dague qu’il portait dans le dos.

— Sur la vie du roi, Diego, tu cherches les ennuis.

Alatriste ne répondit pas. Il sortit un peu de l’ombre pour voir le visage du lieutenant à la faible lumière de la rue – une seule torche brûlait au coin de la rue des Jardins – puis il releva le canon de son pistolet, comme s’il voulait le lui montrer.

— En trouverai-je bientôt ?

Saldana l’observa un moment en silence.

— Non, dit-il enfin. Pas pour le moment.

Les deux hommes se détendirent. Le capitaine remit son pistolet sous son ceinturon et retira la main de sa dague.

— Allons faire un tour, dit-il.

— Ce que je ne comprends pas, dit Alatriste, c’est pourquoi je ne suis pas recherché officiellement.

Ils traversèrent la petite place d’Anton Martin pour prendre la rue d’Atocha, déserte à cette heure. La lune, qui en était à son dernier quartier, venait de se lever derrière le chapiteau de l’hôpital de l’Amour de Dieu et sa clarté faisait luire faiblement l’eau qui débordait de la fontaine et ruisselait en dévalant la rue. L’air sentait les légumes pourris et le crottin de cheval et de mule.

— Je n’en sais rien et je ne veux pas le savoir, dit Saldana. Mais c’est la vérité. Personne n’a donné ton nom à la justice.

Il s’écarta pour éviter une flaque boueuse, mit le pied là où il n’aurait pas dû et poussa un juron étouffé dans sa barbe poivre et sel. Son manteau court accentuait sa carrure d’homme massif et large d’épaules.

— De toute façon, continua-t-il, fais bien attention. Que mes argousins ne t’aient pas pris en chasse ne veut pas dire que tu n’intéresses personne… D’après ce qu’on m’a dit, les familiers de l’Inquisition ont l’ordre de te mettre la main au collet aussi discrètement que possible.

— On t’a dit pourquoi ?

Saldafla lança un regard en coin au capitaine.

— On ne me l’a pas dit et je ne veux pas le savoir. Tiens, pendant que j’y pense : on a identifié la femme qu’on a retrouvée morte l’autre jour dans la chaise à porteurs… Il s’agit d’une certaine Maria Montuenga. Elle était la duègne d’une novice du couvent des bienheureuses adoratrices… Le nom te dit quelque chose ?

— Pas du tout.

— C’est bien ce que je pensais – le lieutenant d’alguazils rit sous cape. Et c’est tant mieux car il s’agit d’une histoire passablement trouble. On dit que la vieille faisait l’entremetteuse, et que maintenant l’Inquisition s’en mêle… Tu n’es pas au courant non plus, je suppose ?

— Non, pas davantage.

— Je vois. On parle aussi de morts que personne n’a vus et d’un grand chambardement dans un certain couvent dont personne ne se souvient à présent… – il lança un nouveau regard en coulisse à Alatriste. Certains font le rapprochement avec l’autodafé de dimanche.

— Et toi ?

— Je ne réfléchis pas. Je reçois des ordres et j’obéis. Et quand on ne me dit rien, ce dont je me félicite beaucoup dans le cas présent, je me contente de voir, d’entendre et de me taire. C’est une question de sagesse dans mon métier… Mais toi, Diego, j’aimerais te voir loin d’ici… Pourquoi ne t’es-tu pas sauvé ?

— Je ne peux pas. Inigo…

Saldana l’interrompit en lançant un juron.

— Arrête-toi là. Je t’ai déjà dit que je ne voulais rien savoir de ton Inigo et du reste… Pour dimanche, je peux quand même te dire quelque chose : tiens-toi à l’écart. J’ai l’ordre de mettre tous mes alguazils, armés jusqu’aux dents, à la disposition du Saint-Office. Quoi qu’il arrive, ni toi ni la Sainte Mère de Dieu ne pourrez lever le petit doigt.

L’ombre noire d’un chat passa rapidement devant eux. Ils étaient près de la tour de l’hôpital de la Conception. Une voix de femme cria « gare dessous ». Ils s’écartèrent prudemment et entendirent le contenu d’un pot de chambre se vider dans la rue.

— Encore une dernière chose, dit Saldana. Tu ferais bien de te méfier d’un certain spadassin… Apparemment, il y a dans cette affaire une trame officielle et une autre qui ne l’est pas.

— De quelle affaire me parles-tu ? – moqueur, Alatriste tordait sa moustache dans le noir. Tu viens de me dire que tu ne sais rien.

— Va-t’en au diable, capitaine.

— Tu n’es pas le seul à vouloir m’envoyer au diable.

— Alors prends garde à toi.

Saldana remonta son manteau sur ses épaules, ses pistolets et toutes les armes qu’il portait sur lui tintèrent lugubrement. Cet homme dont je te parle cherche à savoir où tu t’es réfugié. Et il a recruté une demi-douzaine de braves pour te faire les tripes avant que tu n’aies le temps de dire ouf. L’homme s’appelle…

— Malatesta. Gualterio Malatesta. Martin Saldana rit encore dans sa barbe.

— Lui-même. Il est italien, je crois.

— Sicilien. Nous avons déjà travaillé ensemble. Ou plutôt nous avons commencé un travail… Et nous nous sommes rencontrés deux ou trois fois par la suite.

— Eh bien, tu ne lui as pas laissé un bon souvenir, morbleu. M’est avis qu’il t’en veut beaucoup.

— Que sais-tu d’autre sur lui ?

— Pas grand-chose. Il a de puissants protecteurs et il est compétent dans son métier de tueur. À ce qu’on dit, il aurait trucidé pas mal de gens à Gênes et à Naples. On raconte même qu’il y prend plaisir. Il a vécu quelque temps à Séville et il est à Madrid depuis à peu près un an… Si tu veux, je peux essayer de me renseigner.

Alatriste ne répondit pas. Ils étaient arrivés au bout du Prado d’Atocha et devant eux s’étendaient des jardins et des champs déserts. Au carrefour du chemin de Vallecas, ils restèrent un moment immobiles et silencieux à écouter le chant des grillons. Finalement, ce fut Saldana qui ouvrit la bouche le premier.

— Fais attention dimanche, dit-il à voix basse, comme s’ils étaient entourés d’oreilles indiscrètes. Je ne voudrais pas être obligé de te mettre les fers. Ni de te tuer.

Le capitaine ne disait toujours rien. Drapé dans sa cape, son chapeau enfoncé jusqu’aux yeux, il ne faisait pas un geste. Saldana soupira, avança de quelques pas, puis soupira encore et s’arrêta en lançant un juron d’une voix maussade.

— Écoute, Diego – comme Alatriste, il regardait les champs plongés dans le noir. Ni toi ni moi ne nous faisons trop d’illusions sur le monde dans lequel nous vivons… Je suis fatigué. J’ai une belle femme, je fais un travail qui me plaît et qui me permet de mettre de l’argent de côté. Alors, quand je suis de service, je ne connais plus personne, pas même mon père… Je peux parfaitement être fils de pute, c’est vrai ; mais je le suis pour mon compte. J’aimerais que tu…

— Tu parles trop, Martin.

Le capitaine avait prononcé ces mots d’une voix douce, détachée. Saldana ôta son feutre et passa une de ses mains courtes et larges sur son crâne qui commençait à se dégarnir.

— Tu as raison. Je parle trop. Peut-être parce que je deviens vieux – et il soupira pour la troisième fois sans se retourner, écoutant les grillons. Nous vieillissons, capitaine. Toi et moi.