Ils nous avaient fait sortir de nos cachots à six heures et demie, entourés d’alguazils et de familiers du Saint-Office armés d’épées, de piques et d’arquebuses, puis ils nous avaient conduits en procession par la place de Santo Domingo pour descendre à San Ginés et, de là, après avoir traversé la Calle Mayor, entrer sur la place par la rue des Cordonniers. Nous marchions à la file, chacun de nous escorté de gardes armés et de familiers de l’Inquisition habillés de deuil, avec leurs sinistres bâtons noirs. Ce n’était que prêtres en surplis, cantiques lugubres, tambours funèbres et croix voilées, tandis que les gens nous regardaient passer dans les rues. Nous défilions au centre, d’abord les blasphémateurs, puis les bigames, derrière eux les sodomites, les judaïsants et les adeptes de la secte de Mahomet, et enfin ceux qui avaient été reconnus coupables de sorcellerie. Dans chaque groupe, on pouvait voir les images de cire, de carton et de chiffons de ceux qui étaient morts en prison ou qui avaient pris la fuite et que l’on allait brûler en effigie. Je me trouvais vers le milieu de la procession, parmi les judaïsants mineurs, tellement abasourdi que je me croyais en plein dans un rêve dont, avec un peu d’effort, j’allais me réveiller d’un moment à l’autre. Nous portions tous des san-benitos, espèces de longues chemises que les gardes nous avaient fait enfiler quand nous étions sortis de nos cachots. Le mien était marqué d’une croix de Saint-André rouge, mais d’autres étaient peints des flammes de l’enfer. Il y avait des hommes, des femmes et même une petite fille quasiment de mon âge. Certains pleuraient, d’autres restaient impassibles, comme ce jeune prêtre qui avait nié durant la messe que Dieu soit présent dans l’hostie consacrée et qui avait refusé de se rétracter. Deux prisonniers allaient à dos de mule : une vieille femme que ses voisins avaient dénoncée comme sorcière et qui ne pouvait se tenir debout à cause de son grand âge et un homme que la torture avait vilainement estropié. Ceux qu’on accusait des crimes les plus graves portaient la caroche et l’on nous avait mis à tous un cierge entre les mains. J’avais vu qu’Elvira de la Cruz portait le san-benito et la caroche quand on nous avait placés pour la procession. Elle se trouvait parmi les derniers condamnés. Par la suite, quand notre cortège s’ébranla, je la perdis de vue. Je marchais tête baissée, craignant de rencontrer une connaissance dans tous ces gens qui nous regardaient passer. Comme vous pouvez l’imaginer, j’étais mort de honte.
Quand la procession déboucha sur la place, le capitaine me chercha des yeux parmi les condamnés. Il me trouva enfin quand on nous fit monter sur l’estrade et prendre place sur les gradins, chacun de nous flanqué de deux familiers du Saint-Office. Même ainsi, il n’y parvint qu’avec difficulté, car je vous ai déjà dit que je gardais la tête baissée et que si la hauteur de l’estrade permettait à ceux qui étaient aux fenêtres d’avoir une bonne vue, elle gênait le peuple qui regardait le spectacle depuis les arcades. Les sentences n’avaient pas encore été rendues publiques et Alatriste se sentit infiniment soulagé de voir que je me trouvais dans le groupe des judaïsants mineurs et que je ne portais pas la caroche, ce qui au moins me vaudrait d’échapper au bûcher. Entre les alguazils de l’Inquisition, on pouvait voir aller et venir les habits noir et blanc des dominicains qui organisaient le spectacle. Les représentants des autres ordres – à l’exception des franciscains qui avaient mal pris qu’on veuille les faire asseoir derrière les augustins – occupaient déjà les places d’honneur avec l’alcade de la cour et les conseillers de Castille, d’Aragon, d’Italie, du Portugal, de Flandre et des Indes. Décharné et lugubre, le père Emilie Bocanegra accompagnait l’inquisiteur général dans l’endroit réservé au Tribunal des six juges. Il savourait son jour de triomphe, comme devait le faire Luis d’Alquézar dans la tribune des hauts fonctionnaires du palais, au pied du balcon où en ce moment précis Sa Majesté le roi jurait de défendre l’Église catholique, de pourchasser les hérétiques et de combattre les apostats ennemis de la vraie religion. Sévère, le comte d’Olivares occupait une loge plus discrète, à la droite de leurs augustes majestés. Tous ceux qui étaient dans les secrets de la cour savaient parfaitement que cette représentation était donnée en son honneur.
On commença à lire les sentences. Un par un, les condamnés étaient conduits devant le tribunal et là, après la minutieuse relation de leurs crimes et péchés, on leur annonçait le sort qui leur était réservé. Ceux qui étaient condamnés au fouet ou aux galères étaient ligotés avec des cordes. Ceux que l’on destinait au bûcher avaient les mains liées. Comme l’Inquisition était ecclésiastique, elle ne pouvait verser une goutte de sang et, pour sauvegarder les apparences, on disait donc que les condamnés au bûcher étaient relâchés, c’est-à-dire qu’ils étaient remis à la justice séculière pour qu’elle leur fasse subir leur peine. Même ainsi, on exécutait sur le bûcher, afin d’éviter jusqu’au bout toute effusion de sang. Je vous laisse le soin d’apprécier toute la subtilité du raisonnement.