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Enfin. Ce furent ensuite les sermons, les sentences, les abjurations de levi et de vehementi, les cris d’angoisse de certains condamnés à des peines sévères, la résignation des autres, les exclamations de satisfaction du public quand on appliquait la plus grande rigueur. Le prêtre qui niait la présence de Dieu dans la sainte hostie fut condamné au bûcher, sous les applaudissements de la foule satisfaite. Après lui avoir brutalement griffé les mains, la langue et la tonsure pour signifier qu’il était dépouillé des saints ordres, on l’emmena au bûcher dressé sur l’esplanade qui se trouvait derrière la Porte d’Alcalá. La vieille femme accusée d’avoir pactisé avec le démon pour trouver des trésors fut condamnée à cent coups de fouet, avec en prime une peine de réclusion perpétuelle. Ses juges lui prêtaient une longue vie. Un bigame s’en tira avec deux cents coups de fouet, dix ans de bannissement et six mois de galères. Deux blasphémateurs écopèrent trois ans d’exil à Oran. Un cordonnier et sa femme, judaïsants repentis, la prison à perpétuité, à condition d’abjurer de vehementi. La petite de douze ans, judaïsante et repentie, fut condamnée à porter l’habit en prison pendant deux ans, après quoi elle serait placée dans une famille chrétienne qui lui enseignerait la vraie foi. Et sa sœur de seize ans, judaïsante, fut condamnée à la prison à perpétuité, sans possibilité de rémission. Elles avaient été dénoncées sous la torture par leur propre père, un tanneur portugais condamné à abjurer de vehementi et à être conduit au bûcher. C’était l’homme estropié que l’on avait amené à dos de mule. Quant à la mère, elle était en fuite et on allait la brûler en effigie.

À part le prêtre et le tanneur, furent également « relâchés » et envoyés au bûcher un commerçant et sa femme, eux aussi portugais, des judaïsants, un apprenti bijoutier – péché de sodomie –, et Elvira de la Cruz. Tous sauf le prêtre abjurèrent comme il se devait et donnèrent la preuve de leur repentir, ce qui allait leur valoir d’être charitablement étranglés avec le garrot avant qu’on n’allume le bûcher. La fille de Don Vicente de la Cruz – dont la grotesque effigie et celles de ses deux fils, le mort et le disparu, étaient fichées au bout de perches – portait le san-benito et la caroche. C’est dans cet appareil qu’elle fut conduite devant les juges qui lurent sa sentence. Elle avoua, comme on le lui demanda, toutes ses fautes passées et futures avec une indifférence terrifiante : judaïsante, conspiration criminelle, violation d’une enceinte sacrée et d’autres charges encore. Tête baissée, vêtue de sa robe qui pendait sur son corps torturé, elle semblait complètement abandonnée sur l’estrade. Après avoir abjuré, elle entendit confirmer la sentence avec une lassitude résignée. Elle me fit pitié, en dépit des accusations qu’elle avait formulées contre moi, ou qu’elle avait laissé formuler. Pauvre fille, chair bonne à supplicier, instrument aux mains de canailles sans scrupules et sans conscience, malgré leur Dieu et leur sainte foi dont ils faisaient étalage. Ils l’emmenèrent. Mon tour allait bientôt venir. J’étais terrorisé et mort de honte. Dans un vertige, la place se mit à tournoyer autour de moi. Désespéré, je cherchai des yeux le visage du capitaine Alatriste ou d’un ami qui puisse me réconforter, mais je n’en vis aucun autour de moi qui exprimât pitié ou sympathie. Seulement un mur de visages hostiles, moqueurs, impatients de la suite, sinistres. Le visage qu’adopté le misérable vulgaire quand on lui offre gratuitement le spectacle du sang.

Mais Alatriste me voyait. Adossé à une colonne sous les arcades, il apercevait les gradins où j’étais avec les autres condamnés, chacun de nous flanqué de deux alguazils muets comme des pierres. Avant moi dans ce rituel funeste, il y avait un barbier accusé d’avoir blasphémé et conclu un pacte avec le démon. Le petit homme à l’aspect misérable pleurnichait en se tenant la tête à deux mains, car personne n’allait lui épargner la centaine de coups de fouet et les quelques années de galères qui l’attendaient. Le capitaine se déplaça un peu dans la foule pour que je puisse l’apercevoir si je regardais dans sa direction, mais je ne voyais plus rien, plongé comme je l’étais dans les tourments de mon propre cauchemar. À côté d’Alatriste, un homme endimanché, grossier, riait à nos dépens en nous montrant du doigt. Il fit une plaisanterie sur moi. Le capitaine, habituellement si maître de lui-même, sentit grandir en lui la colère impuissante qu’il ressentait depuis quelques jours. Sans réfléchir, il se retourna légèrement vers l’homme et, comme par accident, lui donna un violent coup de coude au foie. Furieux, l’autre se retourna à son tour mais, apercevant entre le bord du chapeau et le col du manteau les yeux clairs de Diego Alatriste qui le regardaient avec une froideur menaçante, il ravala ses protestations et se fit muet comme une carpe et doux comme un agneau.

Alatriste s’éloigna de quelques pas, ce qui lui permit de mieux voir Luis d’Alquézar dans sa loge. Le secrétaire du roi se distinguait des autres fonctionnaires par la croix de l’ordre de Calatrava brodée sur sa poitrine. Il était vêtu de noir et gardait immobile sa tête ronde aux cheveux clairsemés sur sa collerette empesée qui lui donnait l’apparence grave d’une statue. Il roulait des yeux rusés, sans perdre un détail de ce qui se passait. Parfois, son regard mauvais croisait les yeux fanatiques du père Emilio Bocanegra. Les deux hommes semblaient s’entendre comme larrons en foire dans leur sinistre immobilité. Ils n’incarnaient que trop bien, à ce moment et dans ce lieu, les vrais pouvoirs de cette cour de fonctionnaires vénaux et de religieux fanatiques, sous le regard indifférent de Philippe IV qui voyait ses sujets condamnés au bûcher sans sourciller et se penchait de temps en temps vers la reine pour lui expliquer les détails du spectacle, en se dissimulant derrière un gant ou une de ses mains blanches aux veines bleutées. Galant, généreux, affable et faible, auguste jouet des uns et des autres, hiératique, les yeux toujours tournés vers le ciel de peur de voir ce qui se passait sur terre, incapable de soutenir sur ses royales épaules l’immense héritage de ses ancêtres, lui qui nous entraînait sur le chemin de l’abîme. Mon sort était irrévocable et, si la place n’avait pas été pleine d’argousins, d’alguazils et de familiers de l’Inquisition, Diego Alatriste aurait peut-être tenté un coup héroïque et désespéré. Du moins je veux croire qu’il en aurait été ainsi si l’occasion s’était présentée. Mais tout était inutile et chaque instant qui passait nous était contraire. Même si Don Francisco de Quevedo arrivait à temps – et personne ne savait encore avec quoi –, dès que mes gardiens m’auraient fait mettre debout pour me conduire jusqu’à l’estrade où on lisait les sentences, pas même le roi ou le pape ne pourraient plus changer mon destin. Tourmenté par cette certitude, le capitaine se rendit compte tout à coup que Luis d’Alquézar le regardait. Pourtant Alatriste se dissimulait dans la foule et masquait son visage. Mais le fait est qu’Alquézar l’observait fixement. Puis le secrétaire du roi se tourna vers le père Emilio Bocanegra et celui-ci, comme répondant à un message, se mit à chercher quelque chose dans la foule. Ensuite, Alquézar leva lentement la main pour la poser sur sa poitrine, comme pour donner un ordre à quelqu’un dans la cohue, et ses yeux se fixèrent sur un point à gauche du capitaine ; lentement, la main monta et descendit deux fois, puis le secrétaire regarda de nouveau dans la direction du capitaine. Alatriste se retourna et aperçut deux ou trois chapeaux qui s’approchaient sous les arcades, au milieu de la foule. Son instinct de soldat lui dicta aussitôt ce qu’il devait faire, avant qu’il n’ait le temps de réfléchir. Dans une foule aussi dense, l’épée était inutile. Sa main se referma sur la dague qu’il portait sous son manteau. Puis il recula pour se mêler aux badauds. L’imminence du danger le rendait toujours plus lucide, économe de ses gestes et de ses paroles. Il longea la palissade et vit que les chapeaux s’arrêtaient, indécis, là où il s’était trouvé un moment plus tôt. Il jeta un regard vers la loge du secrétaire du roi. Luis d’Alquézar continuait à l’observer, impatient, sans que son immobilité protocolaire puisse dissimuler son irritation. Alatriste s’éloigna encore davantage sous les arcades des Bouchers et vers l’autre bout de la place, où il s’arrêta devant l’estrade. De là, il ne pouvait me voir, mais il apercevait le profil d’Alquézar. Il fut heureux de ne pas avoir d’armes à feu sur lui – elles étaient interdites et, au milieu d’une telle foule, il aurait été dangereux d’en porter une –, car il aurait eu du mal à s’empêcher de monter sur l’estrade pour lui faire voler les testicules d’un coup de pistolet. « Mais tu mourras », se promit-il intérieurement, les yeux fixés sur le profil abject du secrétaire du roi. « Et jusqu’au jour de ta mort, le souvenir de ma visite de l’autre nuit t’empêchera de dormir tranquille. »