Il sortit ainsi de la ruelle et s’arrêta pour remettre de l’ordre dans ses vêtements. Il avait perdu son chapeau dans la bagarre et ses vêtements étaient trempés du sang de ses adversaires, tandis que le sien dégouttait sous son pourpoint et ses grègues. Il dirigea ses pas vers l’église de Santa Cruz, la plus proche, au cas où il aurait besoin d’y chercher refuge. Il resta quelque temps devant la porte, assis sur les gradins, prêt à entrer à la moindre alarme. Sa hanche lui faisait mal. Il sortit son mouchoir de sa poche et, après avoir sondé la blessure avec deux doigts et constaté qu’elle n’était pas profonde, il la pansa. Personne ne sortit de la ruelle, personne ne fit attention à lui. Tout Madrid était au spectacle.
Mon tour et celui des malheureux qui me suivaient allaient bientôt venir. Le barbier accusé de blasphème fut condamné à quatre années de galères et à cent coups de fouet. Le malheureux se tordait les mains sur l’estrade, tête basse et pleurnichant, invoquant sa femme et ses quatre fils pour demander une clémence que personne n’allait lui accorder. De toute façon, il s’en tirait mieux que ceux qui en cet instant se dirigeaient vers le bûcher de la Porte d’Alcalá, coiffés de la caroche et à dos de mule. Avant la tombée du jour, ceux-là ne seraient plus que viande grillée.
J’étais le suivant et je ressentis tant de désespoir et de honte que je craignis que mes jambes se dérobent sous moi. La place, les loges remplies de gens, les tentures, les alguazils et les familiers du Saint-Office tournoyaient autour de moi, comme si j’avais le vertige. J’aurais voulu mourir là, sur-le-champ, sans autres formalités, sans plus d’espoir. Mais je savais que je n’allais pas mourir, que je recevrais une longue peine de prison et que j’irais peut-être aux galères quand j’aurais l’âge. Perspectives qui me paraissaient pires que la mort, au point que je me mis à envier le prêtre récalcitrant qui s’en allait au bûcher sans demander de clémence ni se rétracter. Il me paraissait alors plus facile de mourir que de continuer à vivre.
Ils en avaient fini avec le barbier et je vis que l’un des sévères inquisiteurs consultait ses papiers, puis me regardait. Tout était fini. Je lançai un dernier coup d’œil à la loge d’honneur où le roi se penchait légèrement pour dire quelque chose à l’oreille de la reine qui me parut sourire. Ils parlaient sans doute de chasse, ou se disaient des mots doux, allez donc savoir, pendant qu’en bas les religieux s’en donnaient à cœur joie. Sous les arcades, la foule applaudissait la condamnation du barbier et se moquait éperdument de ses larmes. Elle se pourléchait les babines dans l’attente du prochain condamné. L’inquisiteur consulta de nouveau ses papiers, me regarda, se replongea dans sa lecture. Un soleil de plomb me brûlait les épaules sous mon san-benito. L’inquisiteur ramassa enfin ses feuillets et se dirigea lentement vers le lutrin, fat et satisfait, jouissant de l’expectative qu’il suscitait. Je regardai le père Emilio Bocanegra, immobile sur les gradins dans son sinistre habit noir et blanc, savourant sa victoire. Je regardai aussi Luis d’Alquézar dans sa loge, fourbe, cruel, avec la croix de l’ordre de Calatrava qu’il déshonorait en la portant sur sa poitrine. Au moins, me dis-je – et, pardieu, c’était mon unique consolation –, vous n’avez pas réussi à mettre la main sur le capitaine Alatriste.
L’inquisiteur était devant son lutrin, lent et cérémonieux, sur le point de prononcer mon nom. C’est alors qu’un gentilhomme vêtu de noir et couvert de poussière fit irruption dans la loge des secrétaires du roi. Il était en habit de voyage, avec de hautes bottes de cheval tachées de boue et des éperons. Il donnait l’impression d’un homme qui avait chevauché à bride abattue de relais en relais, sans prendre de repos. Il avait à la main un portefeuille de cuir et il s’en fut tout droit vers le secrétaire du roi. Je vis qu’ils échangeaient quelques mots et qu’Alquézar, prenant le portefeuille avec un geste d’impatience, l’ouvrait pour y jeter un coup d’œil. Il regarda ensuite dans ma direction, puis dans celle du père Emilio Bocanegra, et de nouveau vers moi. C’est alors que le gentilhomme vêtu de noir se retourna à son tour et que je pus enfin le reconnaître. C’était Don Francisco de Quevedo.
X
LE RÈGLEMENT DE COMPTES.
Les bûchers brûlèrent toute la nuit. La foule resta très tard à la Porte d’Alcalá, même lorsque les condamnés ne furent plus que des os calcinés au milieu des flammèches et des cendres. Des bûchers rougeoyants montaient des colonnes de fumée rouge et grise qu’un coup de vent faisait parfois tournoyer, apportant jusqu’à la foule une odeur épaisse et acre de bois et de chairs brûlés.
Tout Madrid était là, depuis les honnêtes femmes mariées, les graves hidalgos et les gens de bien jusqu’à la populace. Les gamins galopaient autour des braises en dépit des alguazils qui empêchaient la foule de trop s’approcher. Les marchands et les mendiants faisaient leurs choux gras. Et tous trouvaient le spectacle saint et édifiant – du moins l’affichaient-ils en public. Malheureuse Espagne, toujours prête à oublier ses mauvais gouvernements, la perte d’une flotte des Indes ou une déroute en Europe, avec une bruyante fête, un Te Deum ou quelques bons bûchers.
— Ce spectacle est répugnant, dit Don Francisco de Quevedo.
J’ai déjà dit que le grand satiriste était extrêmement catholique, comme le voulaient son siècle et sa patrie. Mais il tempérait sa foi par une vaste culture et une belle humanité. Cette nuit-là, il regardait le feu, immobile, sourcils froncés. La fatigue du voyage se lisait sur son visage et altérait le ton de sa voix ; une fatigue qui semblait vieille de plusieurs siècles.
— Pauvre Espagne, ajouta-t-il à voix basse.
Un des bûchers s’effondra dans un nuage d’étincelles et éclaira la silhouette immobile du capitaine Alatriste, à côté du poète. La foule se mit à applaudir. Une lueur rougeâtre illuminait au loin les murs des récollets augustins et, plus près, le pilori qui se dressait au carrefour des chemins de Vicálvaro et d’Alcalá où les deux amis se tenaient un peu à l’écart. Ils étaient là depuis le début, parlant à voix basse. Ils ne se turent que lorsque les fagots et le bois se mirent à crépiter sous le cadavre d’Elvira de la Cruz, après que le bourreau eut étranglé la pauvre novice en lui donnant trois tours de corde. De tous les condamnés, le seul à être brûlé vif fut le prêtre. Il résista presque jusqu’à la fin, refusant de se réconcilier avec le religieux qui l’assistait, serein lorsque les premières flammes s’élevèrent. Dommage qu’au moment où elles commencèrent à lui lécher les chevilles – on le fit brûler avec une pieuse lenteur pour lui donner le temps de se repentir –, il perdît son calme et se mît à pousser des cris atroces. Mais qui pourrait le lui reprocher ? Tout le monde n’est pas saint Laurent, que je sache.
Don Francisco et le capitaine Alatriste avaient beaucoup parlé de moi qui dormais à poings fermés, épuisé mais enfin libre, dans notre maison de la rue de l’Arquebuse, confié aux soins maternels de Caridad la Lebrijana, comme si j’avais besoin – ce qui était effectivement le cas – de faire de mes aventures de ces derniers jours un simple cauchemar. Pendant que les bûchers brûlaient, le poète avait raconté au capitaine les péripéties de son rapide et hasardeux voyage en Aragon.
La piste qu’avait donnée le favori du roi s’était révélée être de l’or pur. Ces quatre mots qu’avait écrits Don Gaspar de Guzmán au Prado – Alquézar. Huesca. Livre vert – contenaient ce qu’il fallait pour sauver ma vie et entraver les pieds du secrétaire du roi. Alquézar n’était pas seulement le nom de notre ennemi, mais aussi celui du village aragonais dans lequel il était né et où Don Francisco s’était rendu à bride abattue par le chemin royal – crevant sous lui un cheval à Medinaceli – dans sa tentative désespérée de gagner cette course contre le temps. Quant au livre vert, ou livre terrier, c’est ainsi qu’on appelait les catalogues, relations et registres familiaux qui se trouvaient entre les mains des particuliers ou des curés et qui servaient de preuves d’ascendance. Une fois arrivé à Alquézar, Don Francisco avait pu, grâce au prestige de son nom et à l’argent du comte de Guadalmedina, fureter dans les archives locales. C’est là qu’à sa grande surprise et pour son plus grand plaisir et soulagement, il avait trouvé confirmation de ce que le comte d’Olivares savait déjà grâce à ses espions particuliers : le sang de Luis d’Alquézar n’était pas pur, car dans sa généalogie apparaissait – comme pour la moitié de l’Espagne d’ailleurs – une branche juive que les documents disaient convertie à partir de l’an mille cinq cent trente-quatre. Ces ancêtres d’origine hébraïque auraient dû priver le secrétaire de son rang. Mais à une époque où jusqu’à la pureté du sang s’achetait à tant le grand-père, tout cela avait été opportunément oublié quand on avait réuni les preuves et documents nécessaires pour que Luis d’Alquézar accède à la charge de haut fonctionnaire à la cour. La supercherie était d’autant plus condamnable qu’il portait l’habit de chevalier de l’ordre de Calatrava et que celui-ci n’admettait dans ses rangs que des chrétiens de vieille souche dont les aïeux ne s’étaient jamais avilis en se livrant à des travaux manuels. La publication de cette nouvelle – un simple sonnet de Quevedo aurait suffi –, appuyée par le livre vert que le poète avait obtenu du curé d’Alquézar en échange d’un joli rouleau d’écus d’argent, pouvait déshonorer le secrétaire du roi, lui faire perdre son habit de l’ordre de Calatrava, sa charge à la cour et la majeure partie de ses privilèges de gentilhomme. Naturellement, l’Inquisition et le père Emilio Bocanegra, comme Olivares, étaient au courant. Mais dans un monde vénal, fait d’hypocrisie et de mensonge, les puissants, les vautours, les envieux, les poltrons et les canailles se serrent les coudes. Dieu Notre Seigneur les a tous créés et notre pauvre Espagne en eut toujours tout son comptant.