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Ce n’était pas la mort du premier hydropique venu, c’était une mort terrible et impériale, que le chambellan avait portée en lui, et nourrie de lui, toute sa vie durant. Tout l’excès de superbe, de volonté et d’autorité que, même pendant ses jours les plus calmes, il n’avait pas pu user, était passé dans sa mort, dans cette mort qui à présent s’était logée à Ulsgaard et galvaudait.

Comment le chambellan Brigge eût-il regardé quiconque lui eût demandé de mourir d’une mort autre que de celle-là? Il mourut de sa dure mort.

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Et lorsque je pense aux autres que j’ai vus ou dont j’ai entendu parler: c’est toujours la même chose. Tous ont eu leur mort à eux. Ces hommes qui la portaient dans leur armure, à l’intérieur d’eux, comme un prisonnier; ces femmes qui devenaient très vieilles et petites, et avaient un trépas discret et seigneurial sur un immense lit, comme sur une scène, devant toute la famille, la domesticité et les chiens rassemblés. Oui, les enfants même, jusqu’aux tout petits, n’avaient pas une quelconque mort d’enfants; ils se rassemblaient et mouraient selon ce qu’ils étaient et selon ce qu’ils seraient devenus.

Et de quelle mélancolique douceur était la beauté des femmes lorsqu’elles étaient enceintes, et debout, et que leur grand ventre sur lequel, malgré elles, reposaient leurs longues mains, contenait deux fruits: un enfant et une mort. Leur sourire épais, presque nourricier dans leur visage si vidé, ne provenait-il pas de ce qu’elles croyaient quelquefois sentir croître en elles l’un et l’autre?

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J’ai fait quelque chose contre la peur. Je suis resté assis toute la nuit et j’ai écrit. À présent je suis aussi fatigué qu’après un long chemin à travers les champs d’Ulsgaard. Il m’est pourtant douloureux de penser que tout cela n’est plus, que des étrangers habitent cette vieille et longue maison de maître. Il est possible que dans la chambre blanche, en haut, sous le pignon, les bonnes dorment à présent, dorment de leur sommeil pesant, humide, du soir jusqu’au matin.

Et l’on n’a rien ni personne, et l’on voyage à travers le monde avec sa malle et une caisse de livres, et en somme sans curiosité. Quelle vie est-ce donc? Sans maison, sans objets hérités, sans chiens. Si du moins l’on avait des souvenirs! Mais qui en a? Si l’enfance était là: elle est comme ensevelie. Peut-être faut-il être vieux pour pouvoir tout atteindre. Je pense qu’il doit être bon d’être vieux.

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Aujourd’hui nous avons eu une belle matinée d’automne. Je traversais les Tuileries. Tout ce qui était à l’est, en avant du soleil, éblouissait. La partie éclairée était recouverte d’un brouillard, comme d’un rideau gris de lumière. Grises dans la grisaille, les statues se chauffaient au soleil, dans les jardins encore voilés. Quelques fleurs isolées se levaient des longs parterres et disaient: Rouge, d’une voix effrayée. Puis un homme, très grand et très svelte, parut, tournant l’angle, du côté des Champs-Élysées; il portait une béquille – non pas glissée sous l’épaule – il la portait devant lui, légèrement, et de temps à autre la posait à terre, avec force et avec bruit, comme un caducée. Il ne pouvait réprimer un sourire joyeux, et souriait, par delà tout, au soleil, aux arbres. Son pas était timide comme celui d’un enfant, mais d’une légèreté inaccoutumée, plein du souvenir d’une autre démarche.

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Ah! l’effet d’une petite lune! Jours où tout est clair autour de nous, à peine esquissé dans l’air lumineux et cependant distinct. Les objets les plus proches ont des tonalités lointaines, sont reculés, montrés seulement de loin, non pas livrés; et tout ce qui est en rapport avec l’étendue – le fleuve, les ponts, les longues rues et les places qui se dépensent – a pris cette étendue derrière soi, et est peint sur elle comme sur un tissu soyeux. Il n’est pas possible de dire ce que peut être alors une voiture d’un vert lumineux, sur le Pont-Neuf, ou ce rouge si vif qu’on ne pourrait pas l’étouffer, ou même simplement cette affiche, sur le mur mitoyen d’un groupe de maisons gris-perle. Tout est simplifié, ramené à quelques plans justes et clairs, comme le visage dans les portraits de Manet. Rien n’est insignifiant ou inutile. Les bouquinistes du quai ouvrent leurs boîtes, et le jaune frais ou fatigué des livres, le brun violet des reliures, le vert plus étendu d’un album, tout concorde, compte, tout prend part et concourt à une parfaite plénitude.

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J’ai vu dans la rue l’assemblage suivant: une petite charrette à bras, poussée par une femme; sur le devant est posé en longueur un orgue de Barbarie; en travers, sur l’arrière, un panier où un tout petit enfant, solidement planté sur ses jambes, a l’air tout joyeux sous son bonnet, et ne veut pas se laisser asseoir. De temps en temps, la femme tourne la manivelle. Le petit se lève aussitôt en piétinant dans son panier et une petite fille dans sa robe verte des dimanches danse et bat du tambourin en l’élevant vers les fenêtres.

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Je crois que je devrais commencer à travailler un peu, à présent que j’apprends à voir. J’ai vingt-huit ans et il n’est pour ainsi dire rien arrivé. Reprenons: j’ai écrit une étude sur Carpaccio qui est mauvaise, un drame intitulé Mariage qui veut démontrer une thèse fausse par des moyens équivoques, et des vers. Oui, mais des vers signifient si peu de chose quand on les a écrits jeune! On devrait attendre et butiner toute une vie durant, si possible une longue vie durant; et puis enfin, très tard, peut-être saurait-on écrire les dix lignes qui seraient bonnes. Car les vers ne sont pas, comme certains croient, des sentiments (on les a toujours assez tôt), ce sont des expériences. Pour écrire un seul vers, il faut avoir beaucoup vu de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas (c’était une joie faite pour un autre), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles, – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs eux-mêmes ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.