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Juliette n'en revenait pas que nous ayons un garage: nous n'en avions jamais eu. Comme j'en fermais la porte, elle dit:

– Pour la voiture aussi, cette maison est la Maison.

J'entendais les majuscules. Je souriais.

Nous avions rangé les provisions. La neige recommençait à tomber. Ma femme déclara que nous avions bien fait d'aller aux commissions le matin. Bientôt, la route serait impraticable.

Cette idée me rendit joyeux – tout me rendait joyeux. Je dis:

– Mon proverbe favori a toujours été: «Pour vivre heureux, vivons cachés.» Nous y sommes, non?

– Oui, nous y sommes.

– Je ne sais plus quel écrivain a ajouté, il n'y a pas longtemps: «Pour vivre cachés, vivons heureux.» C'est encore plus vrai. Et cela nous convient encore mieux.

Juliette regardait la neige tomber. Je ne voyais que son dos, mais je savais comment étaient ses yeux.

L'après-midi même, vers 4 heures, quelqu'un frappa à la porte.

J'allai ouvrir. C'était un gros monsieur qui semblait plus âgé que moi.

– Je suis monsieur Bernardin. Votre voisin.

Qu'un voisin vienne faire la connaissance de nouveaux arrivants, a fortiori dans une clairière bâtie de deux maisons en tout et pour tout, quoi de plus normal? En outre, il n'y avait pas plus quelconque que le visage de cet homme. Je me souviens pourtant d'être resté figé d'ahurissement, comme Robinson lors de sa rencontre avec Vendredi.

Quelques secondes pesèrent avant que je prenne conscience de mon impolitesse et que je prononce les paroles attendues:

– Bien sûr. Vous êtes le docteur. Entrez.

Quand il fut au salon, j'allai chercher Juliette. Elle eut l'air apeuré. Je souris.

– Ce n'est rien qu'une petite visite de courtoisie, chuchotai-je.

Monsieur Bernardin serra la main de ma femme puis s'assit. Il accepta une tasse de café. Je lui demandai s'il habitait la maison voisine depuis longtemps.

– Depuis quarante ans, répondit-il.

Je m'extasiai:

– Quarante ans ici! Comme vous avez dû être heureux!

Il ne dit rien. J'en conclus qu'il n'avait pas été heureux et je n'insistai pas.

– Etes-vous le seul médecin, à Mauves?

– Oui.

– Sacrée responsabilité!

– Non. Personne n'est malade.

Il n'y avait rien d'étonnant à cela. La population du village ne devait pas dépasser cent âmes. Peu de chances, donc, de tomber sur une personne en mauvaise santé.

Je lui arrachai quelques autres renseignements élémentaires – arracher est le verbe adéquat: il répondait le moins possible. Quand je ne parlais pas, il ne parlait pas non plus. J'appris qu'il était marié, qu'il n'avait pas d'enfant et qu'en cas de maladie nous pouvions le consulter. Ce qui me fit dire:

– Quelle aubaine de vous avoir pour voisin!

Il resta impassible. Je lui trouvais l'air d'un bouddha triste. En tout cas, on ne pouvait pas lui reprocher d'être bavard.

Pendant deux heures, immobile dans le fauteuil, il répondit à mes questions anodines. Il mettait du temps à parler, comme s'il lui fallait réfléchir, même quand je l'interrogeais sur le climat.

Il me parut touchant: je ne doutai pas un instant que cette visite l'ennuyait. Il était clair qu'il s'y était senti obligé par une conception naïve des convenances. Il semblait attendre désespérément le moment de partir. Je voyais qu'il était trop gourd et empêtré pour oser prononcer les paroles libératrices: «Je ne vais pas vous déranger plus longtemps», ou: «Je suis content d'avoir fait votre connaissance.»

Au bout de ces deux heures pathétiques, il finit par se lever. Je crus lire sur son visage ce message désemparé: «Je ne sais pas quoi dire pour partir sans être grossier.»

Attendri, je volai à son secours:

– Comme c'est gentil à vous de nous avoir tenu compagnie! Mais votre femme doit s'inquiéter de votre absence.

Il ne répondit rien, enfila son manteau, prit congé et sortit.

Je le regardai s'éloigner en réprimant mon envie de rire. Quand il fut à distance, je dis à Juliette:

– Pauvre monsieur Bernardin! Comme sa visite de courtoisie lui a pesé!

– Il n'a pas beaucoup de conversation.

– Quelle chance! Voici un voisin qui ne nous dérangera pas.

Je serrai ma femme dans mes bras en murmurant:

– Te rends-tu compte à quel point nous sommes seuls, ici? Te rends-tu compte à quel point nous allons être seuls?

Nous n'avions jamais rien voulu d'autre.

C'était un bonheur sans nom.

Comme disait le poète cité par Scutenaire: «On n'est jamais assez rien du tout.»

Le lendemain, vers 4 heures, monsieur Bernardin vint frapper à la porte.

Comme je le faisais entrer, je pensai qu'il allait nous annoncer la visite de courtoisie de madame Bernardin.

Le docteur prit le même fauteuil que la veille, accepta une tasse de café et se tut.

– Comment allez-vous depuis hier?

– Bien.

– Votre femme nous fera-t-elle, elle aussi, l'honneur d'une visite?

– Non.

– J'espère qu'elle va bien?

– Oui.

– Forcément. La femme d'un médecin ne peut pas être en mauvaise santé, n'est-ce pas?

– Non.

Je m'interrogeai un instant sur ce non, songeant aux règles logiques des réponses aux questions négatives. J'eus la sottise d'enchaîner:

– Si vous étiez un Japonais ou un ordinateur, je serais forcé de conclure que votre femme est malade.

Silence. Une bouffée de honte m'assaillit.

– Excusez-moi. J'ai été professeur de latin pendant près de quarante années et je m'imagine parfois que les gens partagent mes obsessions linguistiques.

Silence. Il me sembla que monsieur Bernardin regardait par la fenêtre.

– Il ne neige plus. Heureusement. Vous avez vu ce qui est tombé cette nuit?

– Oui.

– Neige-t-il autant, chaque hiver, ici?

– Non.

– La route est-elle parfois bloquée par la neige?

– Parfois.

– Le reste-t-elle longtemps?

– Non.

– Ah. La voirie s'en occupe vite?

– Oui.

– Tant mieux.

Si, à mon âge, je me souviens avec une telle précision d'une conversation vieille d'un an et d'une insignifiance pareille, c'est à cause de la lenteur des réponses du docteur. A chacune des questions précitées, il mettait un quart de minute avant de réagir.

Après tout, de la part d'un homme qui semblait avoir soixante-dix ans, c'était normal. Je pensai que, dans cinq années, je l'aurais peut-être rejoint.

Timide, Juliette vint s'asseoir à côté de monsieur Bernardin. Elle le contemplait avec ce regard que j'ai déjà décrit, fait d'attention respectueuse. Ses yeux à lui restaient dans le vague.

– Encore une tasse de café, monsieur? demanda-t-elle.

Il refusa. «Non.» Je fus un rien choqué par l'absence de «merci» et de «madame». Il était clair que les mots «oui» et «non» constituaient l'essentiel de son vocabulaire. Quant à moi, je commençais à me demander pourquoi il s'incrustait. Il ne disait rien et n'avait rien à dire. Un soupçon s'insinua en ma pensée:

– Etes-vous bien chauffé, chez vous, monsieur?

– Oui.

Ma tournure d'esprit expérimentale me poussa néanmoins à prolonger l'examen, histoire d'explorer les limites de son laconisme.

– Vous n'avez pas de feu ouvert, je crois?

– Non.

– Vous vous chauffez au gaz?

– Oui.

– Ça ne vous pose pas de problème?

– Non.

Cela ne s'arrangeait pas. J'essayai une question à laquelle il n'était pas possible de répondre par oui ou par non:

– Comment occupez-vous vos journées?

Silence. Son regard se courrouça. Il plissa les lèvres, comme si je l'avais offensé. Ce mécontentement muet m'impressionna au point de me faire honte.

– Pardonnez-moi, je suis indiscret.

L'instant d'après, ce repli me parut ridicule.

Ma question n'avait rien de choquant! C'était lui qui était impoli, en venant nous envahir sans avoir rien à nous dire.