Выбрать главу

Ce ne serait pas ce jour-là que j'aurais assez d'assurance pour me taire.

– Ma femme a pris froid, hier, en promenade. Elle est alitée, elle tousse un peu.

Après tout, il était médecin. Il allait peut-être enfin se montrer bon à quelque chose.

Pourtant, il se taisait.

– Pourriez-vous l'examiner?

– Elle a pris froid, répondit-il agacé, l'air de penser: «Vous n'allez pas me déranger pour ça!»

– Rien de grave, mais à notre âge…

Il ne daigna plus répondre. Le message était clair: à moins d'une méningite, nous ne devions pas espérer ses soins.

Il se taisait à nouveau. Une bouffée de rage s'empara de moi. Quoi! J'allais devoir consacrer deux heures entières à ce demeuré, qui ne sortait de sa torpeur que quand il s'agissait de casser ma porte – et pendant ce temps-là, ma pauvre femme malade resterait seule dans son lit! Ah non. Je ne le supporterais pas.

Avec courtoisie, je lui dis:

– Vous voudrez bien m'excuser, mais Juliette a besoin de moi. Vous pouvez, à votre gré, vous installer au salon ou m'accompagner à l'étage…

N'importe qui eût compris qu'on le congédiait. Hélas, monsieur Bernardin n'était pas n'importe qui. Je jure qu'il me demanda, d'un ton suffoqué:

– Vous ne me donnez pas une tasse de café?

Je n'en crus pas mes oreilles. Ainsi, cette tasse de café que nous lui avions offerte chaque jour par amabilité était devenue son dû! Avec une certaine terreur, je me rendis compte que tout ce que nous lui avions accordé, dès la première visite, était devenu son dû: dans son cerveau primaire, une gentillesse proposée une seule fois accédait au statut de loi.

Je n'allais quand même pas le lui servir, son café! C'eût été un comble. Il paraît que les Américains disent à leurs hôtes: «Help yourself.» Mais n'est pas américain qui veut. D'autre part, je n'aurais pas le culot de lui refuser quoi que ce fût. Avec le manque d'audace qui me caractérise, je proposai un moyen terme:

– Je n'ai pas le temps de préparer du café. Comme je dois faire bouillir de l'eau pour la tisane de ma femme, j'en profiterai pour vous servir une tasse de thé.

Je faillis ajouter: «si vous voulez bien».

J'eus le courage élémentaire de couper cela.

Quand je lui eus apporté son thé, je montai une infusion à Juliette qui, recroquevillée dans son lit, me chuchota:

– Qu'est-ce qu'il a? Pourquoi frappait-il à la porte comme une brute?

Elle avait les yeux agrandis par la peur.

– Je ne sais pas. Mais ne t'inquiète pas, il n'est pas dangereux.

– Tu en es sûr? Tu as entendu la force avec laquelle il martelait cette pauvre porte?

– Il n'est pas violent. C'est seulement un grossier personnage.

Je lui racontai que monsieur avait exigé son café. Elle pouffa.

– Et si tu le laissais seul en bas?

– Je n'ose pas.

– Essaie. Rien que pour voir sa réaction.

– Je n'aimerais pas qu'il se mette à fouiller dans nos affaires.

– Ce n'est pas son genre.

– Quel est son genre?

– Ecoute, c'est un rustre. Tu as le droit d'être rustre avec un rustre. Et puis, ne descends pas, je t'en prie. J'ai peur quand tu es seul avec lui..

Je souris.

– Tu as moins peur quand tu es là pour me protéger?

A cet instant, un fracas épouvantable se fit entendre. Puis un autre semblable, ensuite un troisième. Le rythme nous confirma ce qui était en train de se passer: l'ennemi montait l'escalier. Les marches avaient l'habitude de nos poids légers, la masse de monsieur Bernardin les faisait hurler.

Juliette et moi, nous nous regardions comme des enfants enfermés dans le garde-manger d'un ogre. Aucune fuite n'était possible. Les pas lents et lourds se rapprochaient. J'avais laissé la porte ouverte, je ne songeai pas à la fermer: à quoi cette piètre défense eût-elle servi? Nous étions perdus.

Au moment même, j'étais conscient du ridicule de notre peur: en vérité, nous ne risquions rien de grave. Notre voisin était une plaie, certes, mais il ne nous causerait aucun dommage. Cela ne nous empêchait pas d'être terrifiés. Déjà, nous sentions sa présence. Pour jouer le jeu, je pris la main de la malade d'un air méditatif.

Il était là. Il regardait le tableau: le mari soucieux, assis au chevet de sa femme souffrante. Je simulai la surprise:

– Oh! Vous êtes monté?

Comme si le bruit de l'escalier m'avait permis de l'ignorer!

L'expression de son visage résistait à l'analyse. Il semblait à la fois outré de nos mauvaises manières et suspicieux: Juliette pourrait bien faire semblant d'être malade dans le seul but de manquer à son devoir de courtoisie envers lui.

Elle gémit, avec une gratitude comique: – Ah, docteur, comme c'est gentil à vous! Mais je crois que c'est un simple refroidissement.

Décontenancé, il vint lui poser la main sur le front. Je le regardais avec une sorte de stupeur: s'il examinait ma femme, il allait falloir que son cerveau fonctionne! Qu'allaitil en sortir?

Sa grosse patte finit par se soulever. Monsieur Bernardin ne parlait pas. L'espace d'un instant, j'imaginai le pire.

– Alors, docteur?

– Rien. Elle n'a rien.

– Elle tousse, pourtant!

– Sans doute la gorge un peu enflammée. Mais elle n'a rien..

Cette phrase, qu'un médecin normal eût prononcée d'une voix rassurante, sonnait dans sa bouche comme un constat d'insulte – «Et c'est pour cette màlade de pacotille que vous refusez de vous occuper de moi?»

Je fis semblant de n'avoir rien remarqué.

– Merci, merci, docteur! Vous me soulagez. Combien vous dois-je?

Le payer pour avoir mis sa main sur le front de ma femme pourrait sembler étrange: je voulais surtout ne rien lui devoir.

Il haussa les épaules d'un air bourru. Et ce fut ainsi que je découvris un trait de caractère de notre tortionnaire – le simple fait qu'il eût un trait de caractère m'étonnait: l'argent ne l'intéressait pas. Se pût-il qu'il y ait eu place en lui pour des éclairs, sinon de noblesse, au moins d'absence de vulgarité?

Fidèle à son personnage, il se hâta de ne pas laisser trace de ce début d'impression favorable. Il avança dans la chambre et se casa sur une chaise, en face de nous.

Juliette et moi échangeâmes un regard incrédule: il n'allait quand même pas nous assaillir jusque dans notre chambre à coucher? La situation était aussi infernale que bloquée.

A supposer que j'eusse été capable de mettre quelqu'un à la porte, comment procéder avec lui? D'autant qu'il venait d'examiner gratuitement ma femme!

Cette dernière finit par hasarder:

– Docteur, vous… vous n'allez pas rester là?

Son expression morne prit une nuance choquée. Quoi! Qu'osait-on lui dire?

– Ce n'est pas un endroit pour vous recevoir. Et puis, vous allez vous ennuyer.

Cela lui sembla admissible. Mais il eut ce propos accablant:

– Si je vais au salon, vous devez venir aussi.

Effondré, je tentai l'inutile:

– Je ne peux pas la laisser seule.

– Elle n'est pas malade.

Cela dépassait l'imagination! Je me contentai de répéter:

– Je ne peux pas la laisser seule!

– Elle n'est pas malade.

– Enfin, docteur, elle est fragile! A notre âge, c'est normal!

– Elle n'est pas malade.

Je regardai Juliette. Elle secouait la tête avec résignation. Si seulement j'avais eu la force de déclarer: «Malade ou pas malade, je reste avec elle! Sortez!» Il m'était donné de comprendre à quel point j'appartenais à la race des faibles. Je me détestais.

Je me levai, vaincu, et descendis au salon avec monsieur Bernardin, laissant dans la chambre ma pauvre femme toussotante.

L'intrus s'écrasa dans son fauteuil. Il prit la tasse de the que j'avais préparée avant de monter. Il la porta à ses lèvres. Je jure qu'il me la tendit en disant:

– C'est froid, maintenant.

Je restai un instant décontenancé. Ensuite, un fou rire s'empara de moi: c'était énorme! Etre grossier à un point pareil, ce n'était pas concevable. Je riais, je riais et une demi-heure de crispation fondait dans cette hilarité.