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J'avais invité Claire à déjeuner. Elle devait avoir quinze ans cette année-là: Juliette avait eu un coup de foudre pour elle, et cela avait été réciproque. Nous nous trouvions trop âgés pour être ses parents, nous la considérions comme notre petite-fille.

Il s'était créé entre nous trois un lien d'une force rare. Claire était devenue la seule personne du monde extérieur qui nous importât.

Elle portait son prénom à merveille: il émanait d'elle une lumière qui captait le regard. Elle faisait partie de ces êtres d'exception dont la simple présence suffit à rendre heureux.

Claire avait dix-huit ans maintenant, mais elle n'avait pas changé: nous ne l'avions plus vue depuis une dizaine de mois et rien n'avait altéré cette affection profonde qui nous unissait.

Elle m'appelait toujours «monsieur Hazel», alors qu'elle usait du prénom de Juliette depuis leur rencontre. Je n'en étais pas vexé: après tout, ma femme était mon enfant, ce qui la rendait plus proche de la jeune fille.

Claire n'était chez nous que depuis dix minutes et nous en étions déjà illuminés. Cela ne tenait pas tant à ce qu'elle racontait qu'à sa manière d'être. Sa gaieté nous éclaboussait. Nous étions si contents qu'elle ne nous ait pas oubliés. Le monde extérieur nous indifférait mais, elle, elle nous était nécessaire.

On frappa à la porte. Déjà 4 heures! Et moi qui m'étais promis d'avertir la petite de cette visite inopportune, afin qu'elle puisse comprendre.

– Oh, vous attendiez quelqu'un? Je vais m'en aller…

– Claire, non! Je vous en supplie.

Monsieur Bernardin paraissait outré que nous ayons eu l'audace de recevoir quelqu'un pendant les heures qui désormais lui appartenaient. Il marmonna entre ses dents quand elle lui dit bonjour, armée de son sourire exquis. Juliette et moi étions gênés de sa grossièreté, comme si nous en avions été responsables.

Il se laissa tomber dans son fauteuil et ne bougea plus. La jeune fille le regardait avec un étonnement plein de gentillesse. Elle devait croire qu'il était notre ami et que, pour cette raison, il fallait lui parler.

– C'est une bien belle région que vous habitez! s'exclama-t-elle d'une voix charmante.

Le tortionnaire sembla excédé, l'air de penser: «Comme si j'allais m'abaisser à parler à une péronnelle qui ose s'imposer pendant mes heures!»

Il ne daigna pas ouvrir la bouche. J'étais consterné. Claire le crut dur d'oreille et répéta sa remarque plus fort: il la regarda comme si elle était une harengère. l'aurais voulu le gifler. Je me contentai de répondre à sa place.

– Monsieur Bernardin est notre voisin. Il vient ici chaque jour, de 4 heures à 6 heures.

Je pensais que Claire comprendrait la nature de ces visites, qu'il était visible que nous étions les victimes d'un tortionnaire. Hélas, ce n'était pas si manifeste que cela: la jeune fille crut que nous avions une vraie amitié pour lui. Peut-être même pensa-t-elle que c'était nous qui l'invitions. Il y eut un froid. Un froid irrémédiable. La petite n'osait plus parler à l'intrus, elle ne s'adressait désormais qu'à nous, mais elle avait perdu son naturel et son ton allègre. Quant à Juliette et moi, nous étions si crispés que nous parlions d'un air emprunté. Nos sourires sonnaient faux.

C'était abominable.

Claire ne tint pas le coup longtemps. Vers 5 heures, elle fit mine de partir. Nous voulûmes la retenir; elle assura qu'elle avait un rendez-vous, qu'elle ne pouvait s'y dérober.

Je la raccompagnai jusqu'à sa voiture. A peine étais-je seul avec elle que je tentai de lui expliquer la situation:

– Vous comprenez, il nous est difficile de ne pas le recevoir, c'est le voisin, mais…

– Il est gentil. C'est une bonne compagnie pour vous, me coupa la jeune fille qui voulait me tirer d'embarras.

Les mots me restèrent dans la gorge. Pour la première fois de ma vie, on me parlait sur un ton condescendant – et c'était Claire, ma petite-fille, qui me parlait comme ça! C'était elle, dont j'avais été si longtemps le professeur préféré, elle qui m'avait admiré, qui avait donné un sens à ma pauvre carrière, c'est elle qui maintenant usait envers moi de cette douceur pauvre que l'on réserve aux vieillards!

Elle me serra la main avec un sourire affectueux et triste dans lequel je lisais: «Allons, je ne peux pas vous en vouloir d'avoir votre âge.»

– Vous reviendrez, n'est-ce pas? Claire, vous reviendrez?

– Oui oui, monsieur Hazel; embrassez Juliette, me répondit-elle avec un regard d'adieu.

Le véhicule disparut dans la forêt. Je savais que je ne reverrais jamais mon élève.

Quand je revins au salon, ma femme me demanda avec angoisse:

– Est-ce qu'elle reviendra?

Je répétai la réponse de la jeune fille:

– Oui oui.

Juliette sembla rassurée. Sans doute ignorait-elle cette spécificité linguistique: en mathématiques, plus par plus font plus, alors que le mot oui multiplié par deux équivaut toujours à une négation.

Monsieur Bernardin, lui, eut l'air de comprendre car je vis passer dans son œil éteint l'expression du triomphe.

La respiration de Juliette était devenue celle du sommeil. Je pouvais enfin me laisser aller.

Je quittai le lit et je descendis l'escalier sur la pointe des pieds. Il était plus de minuit. Sans allumer la lumière, je m'assis dans ce fauteuil maudit que le tortionnaire s'était 'attribué. Je me rendis compte qu'à force de supporter le poids de notre voisin, il s'était creusé en son centre.

J'essayais de me mettre à la place de Claire. Si fine fût-elle, elle n'avait pu s'en remettre qu'aux apparences, et je ne devais pas lui en vouloir.

J'avais accumulé les erreurs. Si je n'avais fait aucun commentaire sur la venue de monsieur Bernardin, la jeune fille aurait pu comprendre qu'il s'agissait d'un fâcheux. Mais j'avais, précisé qu'il venait tous les jours de 4 heures à 6 heures. Elle en avait donc conclu que cet imbécile était un ami.

Plus grave: je devais la remercier de l'avoir pensé. Comment aurait-elle imaginé que je puisse me laisser envahir? Si on lui avait dit que son professeur vénéré s'avérait incapable de fermer sa porte à un mufle pareil, elle ne l'aurait pas cru. Elle m'estimait trop pour cela.

Comble des combles, je m'en tirais à bon compte! Il y avait de quoi rire. Pourtant, j'étais au bord des larmes. J'entendais la voix de Claire qui pensait tout haut: «A cet âge-là, on ne supporte plus la solitude. On préfère une compagnie, si encombrante soit-elle, à l'impression d'être abandonné. Quand même, de la part d'un homme qui m'a enseigné la sagesse des Anciens, qui méprisait les attitudes grégaires et qui révérait Siméon le Stylite, en arriver là! Il m'avait dit qu'il se retirait à la campagne pour fuir le monde, comme Jansénius à Ypres. Et le voici qui invite chaque jour ce bonhomme grossier. Enfin, il faut être indulgent. La vieillesse est un naufrage. Mais je n'ai pas envie de voir couler le bateau: c'est au-dessus de mes forces. Et je ne veux surtout plus me retrouver avec ce type. Je me demande comment Juliette le supporte… Je n'irai plus les voir. Je préfère garder mon souvenir intact. D'ailleurs, ils ont un ami, ils n'ont plus besoin de moi.»

J'essayais de faire taire cette voix. Je me maudissais. Si seulement j'avais eu le temps de lui expliquer, en la conduisant à sà voiture! Mais j'en avais eu le temps! Pourquoi avais-je manqué cette occasion?

Pour la première fois de ma vie, je comprenais que j'étais vieux. C'était le regard d'une jeune fille affectueuse qui me l'avait appris: la révélation n'en était que plus terrible.

J'étais vieux par ma faute. Aujourd'hui, on ne peut plus incriminer l'âge: soixante-cinq ans, cela ne signifie plus rien. Je ne pouvais donc m'en prendre qu'à moi-même.

Et il y avait de quoi. Pour singulière qu'elle fût, ma faute n'en était pas moins méprisable.

Je m'étais rendu coupable d'une forme particulière de faiblesse: j'avais renoncé à mon idéal de bonheur et de dignité. En langage vulgaire, j'acceptais qu'on m'emmerde. Et je l'acceptais pour rien, au nom de rien: les conventions que j'avais invoquées pour me justifier n'existaient pas.

C'était une conduite de vieillard. Je méritais d'être vieux puisque j'avais des attitudes de vieux.

Et Juliette: à supposer que j'aie eu le droit de me rendre malheureux, au nom de quoi avais-je fait si peu de cas de son bonheur à elle? J'avais privilégié celui que je méprisais aux dépens de celle que j'aimais. Elle n'avait pourtant pas manqué de me conseiller, et sa suggestion était si simple, si facile à appliquer: il suffisait de ne plus ouvrir la porte! Etait-il donc insurmontable de ne pas ouvrir sa porte à l'envahisseur?

Je n'avais rien vu venir. Jamais je n'aurais imaginé qu'une faiblesse aussi insignifiante entraînerait de telles conséquences. Il ne fallait pas me le cacher: l'abandon de Claire me poignardait le cœur. Cette petite avait été le seul être humain à m'estimer en toute connaissance de cause et, par là même, à me grandir à mes propres yeux. Nul besoin d'être vaniteux pour avoir besoin, au moins une fois dans sa vie, de se sentir regardé avec admiration par quelqu'un d'intelligent. A fortiori si l'on approche de la vieillesse et que ce quelqu'un est jeune.

Et si, en plus, on se prend d'affection pour sa jeune admiratrice, elle devient l'individu le plus nécessaire: Claire était la garantie extérieure de ma valeur. Aussi longtemps qu'elle m'estimerait, je me ferais l'effet d'être une personne de qualité.

Cette nuit-là, je me trouvais risible, médiocre, indigne. Ma vie entière me semblait à l'avenant.

J'avais été un petit professeur dans un lycée de province, j'avais enseigné, durant quarante années, des langues mortes dont le monde se fichait, j'avais, au nom de principes glorieux, tenu ma femme recluse loin des joies ordinaires et le peu de bénéfice que j'en avais tiré, cette admiration profonde chez une élève douée, je ne l'avais même plus. Dans les yeux de la jeunesse, j'avais lu ce qu'il restait de moi: un pauvre vieux.

Tchékhovien, je regardai par la fenêtre en murmurant: «Toute vie est échec. Toute vie est échec.» En cela, mon existence était ordinaire, tellement ordinaire, le plus banal des enlisements.

Je m'enfonçai dans le trou que monsieur Bernardin avait creusé en son fauteuil, je cachai mon visage derrière mes mains et je pleurai.

A 4 heures de l'après-midi, l'instrument de ma perte arriva chez moi. Je le subis comme on subit une inondation. Je ne lui dis pas un mot. Je ne m'étais pas rasé ce matin-là: je passai ces deux heures à caresser mon menton qui piquait, avec l'étrange conviction que cette barbe était une production du corps de mon tortionnaire.