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Un sentiment de béatitude et de soulagement m'envahit. J'avais accompli mon devoir. Je retournai au lit et m'endormis avec l'impression idyllique d'avoir été le messager de l'amour divin. Des séraphins chantaient dans ma tête.

Le lendemain, en me levant, il me sembla avoir rêvé. Peu à peu, je m'aperçus de la réalité de mon acte: j'avais bel et bien écrit cette lettre infâme! Et j'avais été jusqu'à la glisser sous sa porte! J'avais perdu la raison.

Sous le regard stupéfait de Juliette, je pris sa pince à épiler et je sortis en courant. Couché par terre devant la porte de la maison voisine, j'introduisis la pince dans la rainure, à l'aveuglette, pour récupérer le papier. Mes tentatives furent infructueuses, le pli était trop loin – ou, alors, Palamède l'avait déjà lu.

Horrifié, je retournai chez nous.

– Peux-tu m'expliquer pourquoi tu te vautres devant leur porte avec ma pince à épiler?

– Je lui ai glissé une lettre cette nuit. Je la regrette… Mais je n'ai pas réussi à la rattraper.

– Qu'avais-tu écrit?

Je n'eus pas le courage d'avouer la vérité.

– Des injures. Du genre: «Vous êtes immonde d'enfermer votre femme, etc.» Les yeux de Juliette étincelèrent.

– Bravo. Je suis contente que tu n'aies pas récupéré l'enveloppe. Je suis fière de toi. Elle me prit dans ses bras.

Je passai la joumée à me détester. Le soir, je me couchai tôt et m'endormis comme si j'avais cherché à me fuir. A 2 heures du matin, je m'éveillai: plus moyen de fermer l'œil.

Ce fut alors que je compris une chose effrayante sur mon propre compte: il y avait un autre Emile Hazel. En effet, pendant cette insomnie, je me donnai raison d'avoir écrit cette lettre. Je n'éprouvais plus la moindre honte. Au contraire, j'étais heureux de mon acte.

Etais-je un nouveau docteur Jekyll? Je refusai cette hypothèse par trop romanesque. En revanche, je compris que la nuit avait sur moi une influence gigantesque. Mes pensées nocturnes envisageaient toujours le pire et ne laissaient jamais place à des possibilités telles que l'amélioration, l'espoir ou même l'inoffensive indifférence. Durant mes insomnies, tout était tragique et tout était de ma faute!

Se posa alors une question singulière: lequel des deux Emile Hazel avait raison? Le diurne, un peu lâche, et qui retirait son épingle du jeu? Ou le nocturne, l'écœuré, le révolté prêt aux actions les plus hardies pour aider les autres – à vivre ou à mourir?

Je résolus d'attendre le lendemain pour le savoir. Or, le matin, je pensais le contraire de mes ruminations insomniaques. J'étais à nouveau prêt à toutes les compromissions.

Quelques jours plus tard, je fus rassuré. Monsieur Bernardin se portait comme un charme et je me trouvais grotesque d'avoir supposé que ma lettre l'influencerait.

J'imaginais Palamède ramassant mon papier, le lisant et secouant la tête avec ce mépris qu'il éprouvait à mon endroit depuis le début. Je soupirais de soulagement.

Il m'était enfin donné de comprendre le mythe de Pénélope, dont j'étais loin d'être la seule victime: n'anéantissons-nous pas tous, la nuit, le personnage que nous nous composons le jour, et réciproquement? La femme d'Ulysse jouait le jeu des prétendants en tissant sa toile et redevenait, à la faveur de l'obscurité, l'héroïne hautaine de la négation. La lumière favorisait la molle comédie de la civilité, les ténèbres ne laissaient de l'humain que sa rage destructrice.

– A ton avis, Juliette, pourquoi ne tente-t-il pas à nouveau de se suicider? Il paraît que les suicidaires sont récidivistes. Alors pourquoi ne recommence-t-il pas?

– Je ne sais pas. Je suppose qu'il a compris la leçon.

– Quelle leçon?

– Qu'on ne le laissera pas faire.

– A supposer que nous ayons les moyens de le surveiller!

– Il a peut-être repris goût à la vie.

– Tu trouves qu'il en a l'air?

– Comment le savoir?

– Regarde-le.

– Impossible: il s'enferme chez lui.

– Précisément. Il habite le Paradis terrestre, c'est le plus joli printemps du monde et il s'enferme chez lui.

– Il y a des gens qui ne sont pas sensibles à ces choses-là.

– Et à quoi est-il sensible, à ton avis?

– Aux horloges, sourit-elle.

– En effet. Il aime les horloges comme Dame la Mort aime sa faux. Alors, je repose ma question: qu'attend-il pour sa deuxième tentative de suicide?

– On jurerait que tu le voudrais.

– Non. J'essaie seulement de le comprendre.

– Tout ce que je peux te dire, Emile, c'est ceci: il me semble que même si on désire mourir, se tuer doit être une épreuve effrayante. J'ai lu le témoignage d'un parachutiste: il disait que c'était le deuxième saut dans le vide qui terrorisait le plus.

– Donc, à ton avis, s'il ne recommence pas, c'est qu'il a peur?

– Ce serait humain, non?

– En ce cas, te rends-tu compte du désespoir de ce pauvre type? Il veut mourir et il ne parvient plus à trouver le courage de se suicider.

– C'est bien ce que je pensais: tu voudrais qu'il recommence!

– Juliette, ce que je veux n'a aucune importance. Ce qui compte, c'est ce que lui veut.

– Et tu as envie de l'aider, au fond?

– Mais non!

– Alors, pourquoi me parles-tu de cela?

– Pour que tu cesses de juger son sort avec tes yeux. Toi, on t'a mis dans le crâne que la vie était une valeur.

– Même si on ne me l'avait pas mis dans le crâne, je le penserais. J'aime vivre.

– Es-tu incapable de concevoir qu'il y ait des gens qui n'aiment pas vivre?

– Es-tu incapable de concevoir qu'il y ait des gens qui puissent changer d'avis? Il peut apprendre à aimer la vie.

– A soixante-dix ans?

– Il n'est jamais trop tard.

– Tu es une indécrottable optimiste.

– Tu disais que les suicidaires étaient récidivistes. Tu ne crois pas que tous les êtres humains sont récidivistes?

– «Les êtres humains sont récidivistes»: poétique, mais je ne comprends pas.

– Il n'y a rien qu'un être humain fasse une seule fois. Si un être humain fait une chose un jour, c'est que c'est dans sa nature. Chaque personne passe son temps à reproduire les mêmes actes. Le suicide n'est qu'un cas particulier. Les assassins se remettent à tuer, les amoureux retombent amoureux.

– Je ne sais pas si c'est vrai.

– Moi, j'y crois.

– Tu crois donc qu'il va tenter à nouveau de se suicider?

– C'était à toi que je pensais, Emile. Tu l'as sauvé. Tu ne te contenteras pas de le sauver une seule fois.

– Comment veux-tu que je le sauve?

– Je ne sais pas.

Elle ajouta avec un sourire radieux:

– Ce n'est pas mon affaire. Le sauveur, c'est toi, pas moi.

Depuis que je lui avais menti au sujet de la fausse lettre d'injures, Juliette me regardait comme une sorte de Messie. C'était crispant.

– Au fond, Juliette, nous sommes idiots. Pourquoi nous donner du mal à aider un homme que nous détestons? Même les chrétiens n'en font pas tant.

– Nous aimons Bernadette. Aussi longtemps que Palamède ira mal, il se vengera sur sa femme. La seule manière d'aider cette malheureuse, c'est de sauver son mari.

– Le sauver de quoi?

L'incendie des genêts prit fin. Ce fut le tour de la glycine.

Etre malheureux en juin est aussi inconvenant que d'être heureux en écoutant du Schubert. C'est ce qui rend ce mois intolérable: pendant trente jours, le moindre état d'âme convainc de sa propre impolitesse. Le bonheur forcé est un cauchemar.

La glycine aggrave la situation. Je ne connais pas de vision plus déchirante qu'une glycine en fleur: ces grappes bleues pleurant le long des courbes du tronc-liane ont raison de mon peu de flegme et me transforment en un grotesque débordement lamartinien. Quand j'étais petit, je passais les dimanches chez ma grand-mère. Une glycine escaladait le mur de sa maison. En juin, cette pluie bleue me lacérait le cœur. Déjà, je n'y comprenais rien: j'éclatais en sanglots dont le ridicule ne m'échappait pas.

L'antidote de la glycine est l'asperge, autre tribut du mois de juin. J'ai remarqué qu'il était impossible d'éprouver du chagrin en en mangeant. Le problème est que l'on ne peut pas en avaler vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Il m'eût fallu bien des bottes d'asperges en ce début juin pour évacuer mes angoisses. La nuit, je contemplais le sommeil de Juliette comme le Christ aux Oliviers regardant dormir ses disciples: elle avait reçu à la naissance le calme et la confiance, elle comptait sur moi pour entretenir ces deux cadeaux qui m'avaient été refusés.

L'insomnie devient plus supportable hors du lit. J'allais au jardin. La fraîcheur nocturne me chavirait, la glycine m'achevait. Les Japonais polis s'écrivent des lettres où il n'est question que des fleurs du moment; les autres se moquent de ce rituel que l'on dit insignifiant. Si j'étais nippon, je serais sans doute un grand épistolier: ce formalisme me permettrait d'étaler des sentiments de jeune fille mièvre sans que personne ne s'en aperçoive.

L'équation ne tenait pas: Juliette exigeait que je sauve monsieur Bernardin. Or, mon intime conviction était que seule la mort pouvait le tirer de sa prison. Mais ma femme ne voulait pas qu'il meure. Et même si elle l'avait voulu, il ne semblait plus disposé à se suicider.

En regardant la glycine, je pris une décision qui me parut terrible: désormais, j'accepterai que Juliette ne me comprenne plus.

Cette résolution eut des effets dès le lendemain. Je vis la voiture du voisin qui revenait du village. Je me précipitai à sa rencontre.

– Palamède, je dois vous parler.

Sans un mot, il glissa les clefs dans la serrure du coffre, mais il ne l'ouvrit pas. Il resta debout, immobile près de l'auto.

– Vous avez reçu ma lettre?

Quinze secondes de silence.

– Oui.

– Qu'en avez-vous pensé?

– Rien.

Réponse éloquente.

– Moi, j'y ai beaucoup repensé. Et je venais vous dire que je confirme: si vous recommencez, je ne vous empêcherai plus. Silence. Je repris:

– J'ai réfléchi: je vous ai compris, Palamède. Maintenant, je sais que c'est pour vous la seule solution. J'ai eu du mal à l'admettre, car enfin c'est le contraire de ce que l'on m'a toujours appris. Vous savez ce que c'est: «La vie est la valeur suprême, le respect de la vie humaine…» Grâce à vous, je sais que c'est de la foutaise: ça dépend d'un individu à l'autre, comme n'importe quoi sur terre. Et la vie, ça ne vous convient pas: c'est clair. Je vous jure que je m'en veux: je regrette de vous avoir tiré du garage.