Plein d’un exquis savoir-vivre argentin, il met pied à terre et guide les arrivants en tenant son canasson par la bride.
— Pas tristounette, la crèche ! apprécie le Mammouth quand ils atteignent la demeure.
Il s’agit d’une authentique gentilhommière, assez européenne d’aspect, peut-être à cause du lierre qui la drappe. Immense court intérieure. Des dépendances nombreuses : écuries, manège, corral, hangars gigantesques bourrés d’engins agricoles. Un personnel typique grouille dans les parages. Leur guide, qui semble jouir d’une grande autorité, confie son bourrin à un palefrenier et entraîne les « artistes associés » vers le perron bas conduisant à l’entrée.
Il les fait attendre dans un grand hall surplombé d’une galerie aux balustres anciens.
— J’ai les cannes sectionnées, assure le Gravos en se déposant sur un canapé. Tu parles d’une trotte ! J’croivais pas, en voiliant la toiture à l’horizon, qu’elle était aussi louaine.
— Les horizons plats sont trompeurs, rétorque le Docte.
Ils attendent dans la fraîcheur de la gentilhommière. J’aime ce mot désuet et fringant qui parle d’un jadis heureux. Il reste des gentilhommières encore, çà et là. Mais des gentilshommes, dis-moi ? Pas lerchouille, hein ? L’épopée, c’est fini. Adieu dentelles des poignets mousquetaire, épées, chapeaux à plumes. Dans le cul, les plumes, dorénavant ! Les épées sont des broches à barbecue et seules quelques putes ont de la dentelle au slip !
— C’était bien, la minette à Carmen, j’t’aye pas d’mandé ?
— Délectable.
— Tu la préfères à celle-là d’la comtesse ?
— Plus fraîche.
— C’est juste. La Dolorès a un peu d’excédent d’ carats ; y leur vient un p’tit goût d’rassis aux approches d’la cinquantaine. Les gonzesses, c’est comme les clébards, faudrait toujours les avoir jeunes.
— La femme mûrissante a aussi son agrément, rectifie Pinaud. Plus grande maîtrise, initiatives plus poussées, fringale amoureuse exacerbée.
Un monsieur survient, au côté du gaucho qui les a introduits. Un vieillard d’environ soixante-quinze balais, grand, sec, les cheveux de neige, le regard sombre.
Il se déplace en s’aidant d’une canne anglaise. Il porte une épaisse robe de chambre en velours pourpre, à brandebourgs. Il est constellé de rides profondes qui semblent noires.
Il regarde ses deux visiteurs.
— Il paraît que vous êtes français ? demande-t-il dans un français un peu savonné.
— Sifflet ! sifflet ! m’sieur, répond le Gros en se dressant.
Le vieillard lui fournit une superbe main blanche veinée de bleu, aux entre-doigts marqués de taches de nicotine (entre le médius et l’index, surtout).
Béru presse ce morceau de marbre, puis l’abandonne, telle une relique, à son coéquipier.
— Je suis Miguel del Panar, fait l’homme à la robe de chambre. José, mon intendant, m’apprend que vous avez dompté Juan-Carlos, mon taureau le plus fougueux, l’étalon le plus recherché de la Pampa. Il vous chargeait, paraît-il, et vous, señor, lui avez fait front en poussant des cris qui l’ont positivement pétrifié ?
Le Colossal a le triomphe modeste :
— J’sus fils d’fermiers, m’sieur Panar. Mes ancêtres étaient cultivateurs en Normandie. On f’sait un peu d’él’vage. Nous avions aussi un malabar d’taureau. L’ not’ s’appelait Ferdinand et y l’a défoncé l’cul du percepteur qui s’prom’nait su’ nos terres.
— Ne restons pas là, déclare l’éclopé, venez au salon m’expliquer ce qui vous amène.
Il les clopine dans une pièce impressionnante, tout en boiseries mérovingiennes sombres ; pas dix centimètres carrés (voire cubes) de mur qui soient nus. Tableaux ! Tableaux ! Tableaux ! Des huiles en clair-obscur représentant des gens de l’époque Rembrandt habillés de noir dans les pénombres : je te recommande pour la frivolité ! Des cuivres au-dessus d’âtres, des chiens tachetés roupillant devant les chenets, des dames sages, en bonnet, filant une paire de quenouilles grosses comme ça ! Folichon !
— Asseyez-vous, messieurs !
Il tire un cordon. Une grosse bonniche moustachue vient s’enquérir. Le señor demande du champagne, voulant honorer ses visiteurs.
— Eh bien, chers messieurs, qu’est-ce qui me vaut l’honneur de votre visite ?
— Esplique, toi ! demande le Mastar au Chétif.
Il juge que le parler et les manières de Pinuchet sont plus conformes à la solennité des lieux et à la gravité de l’hôte.
Pinaud enlève de l’ongle auriculaire une chassie malséante en train de s’écouler sur sa joue creuse. La dépose sur le napperon de la table basse et se racle le corgnolon ; tu croirais un vieux dindon exténué qui hésite à fourrer une dindonne.
— Nous sommes ici pour une affaire rocambolesque et dramatique à la fois, señor del Panar. Elle concerne l’abominable assassinat de Mlle Conchita, votre fille aînée.
Le bon vieillard réunit ses deux sourcils en une touffe horizontale continue.
— Cette salope n’a eu que ce qu’elle méritait ! oraisonfunèbre-t-il. Quand on est dépravée au point de racoler un étranger et de l’amener dans sa chambre, on peut s’attendre à tout !
Cézigus, c’est pas le chagrin qui l’étouffe. Son regard sombre jette tu sais quoi ? Oui : des éclairs ! Il porterait des lunettes, les verres se fendilleraient sous l’effet de la chaleur !
— Un instant, m’sieur le baron, intervient Béru (impressionné par la gentilhommière, il se croit obligé d’affubler leur hôte d’un titre nobiliaire). En y r’gardant d’plus près dans c’t’enquête, on croive pas qu’c’soit elle qu’a dragué l’touris’ et l’a fait découiller.
— Que savez-vous de l’enquête ! s’emporte le gentilhommien.
Alors Pinaud plonge et narre. Ils sont policiers à Paris. Amis d’Alfred, l’inculpé. Alertés, ils se sont précipités en Argentine pour lui porter secours. Ont fait la preuve que les premières investigations furent un peu hâtives, les flics de Mardel se fiant aux apparences et arrêtant le coiffeur sans douter une seconde de sa culpabilité.
Il raconte l’histoire de la trappe vissée « de l’intérieur du conduit d’aération ». Le malheureux accusé ne reconnaissant pas la fille qui l’a « levé » en la personne de la morte. On a mis du sang de la défunte sur les doigts d’Alfred. Et l’on s’est servi de son couteau de table (redoutable coutelas mis à la disposition des convives pour qu’ils puissent découper la viande merveilleuse produite par les éleveurs argentins).
— Vous pigez, Vot’ Honneur ? conclut Alexandre-Benoît. Alfred s’est fait niquer comme un branque. C’t’un connard qui voye pas plus loin qu’ses ciseaux d’perruquier !
Mais le vieux est sceptique. On dirait que ça lui fait plaisir que sa grande fille soit morte tragiquement après s’être fait un zozo venu du Vieux Continent. Il grommelle :
— Vous cherchez à sauver votre ami, messieurs, mais j’ai foi en la police argentine.
— R’gardez la téloche ! conseille Béru. Aux prochaines infos, y vont probab’ment raconter c’dont on vient d’vous causer, Monseigneur ! Slave dit, si j’ose pouvoir m’permett’, n’croiliez-vous pas qu’y faudrait servir c’champagne qui dégueule du goulot tout seul dans son seau ? J’va m’en occuper, si vous veuliez bien. Vous, av’c vot’ hanche fanée, vous avez du mal ! Une anthropose, j’ suppose ? V’devriez m’faire opérer ça, Votre Grâce. D’nos jours, c’est que dalle ! Y vous scient l’os d’ la rotule et, à la place, y vous mettent un col du prépuce en melchior galvanisé, pas qu’ ça vous taquine d’trop quand l’temps veut changer. V’s’en avez pour deux jours d’clinique ou d’hôpital !