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Le Père de Thérèse était un vieux bonhomme, très doux, qui craignait extrêmement sa femme, et qui lui avait donné pour cela le surnom de Lieutenant-criminel, que Grimm, par plaisanterie, transporta dans la suite à la fille. Mme Le Vasseur ne manquait pas d’esprit, c’est-à-dire d’adresse, elle se piquait même de politesse et d’airs du grand monde; mais elle avait un patelinage mystérieux qui m’était insupportable, donnant d’assez mauvais conseils à sa fille, cherchant à la rendre dissimulée avec moi, et cajolant séparément mes amis aux dépens les uns des autres et aux miens; du reste, assez bonne mère, parce qu’elle trouvait son compte à l’être, en couvrant les fautes de sa fille, parce qu’elle en profitait. Cette femme, que je comblais d’attentions, de soins, de petits cadeaux, et dont j’avais extrêmement à cœur de me faire aimer, était, par l’impossibilité que j’éprouvais d’y parvenir, la seule cause de peine que j’eusse dans mon petit ménage, et du reste je puis dire avoir goûté, durant ces six ou sept ans, le plus parfait bonheur domestique que la faiblesse humaine puisse comporter. Le cœur de ma Thérèse était celui d’un ange: notre attachement croissait avec notre intimité, et nous sentions davantage de jour en jour combien nous étions faits l’un pour l’autre. Si nos plaisirs pouvaient se décrire, ils feraient rire par leur simplicité. Nos promenades tête-à-tête hors de la ville, où je dépensais magnifiquement huit ou dix sols à quelque guinguette. Nos petits soupers à la croisée de ma fenêtre, assis en vis-à-vis sur deux petites chaises posées sur une malle qui tenait la largeur de l’embrasure. Dans cette situation, la fenêtre nous servait de table, nous respirions l’air, nous pouvions voir les environs, les passants, et, quoique au quatrième étage, plonger dans la rue tout en mangeant. Qui décrira, qui sentira les charmes de ces repas, composés, pour tous mets, d’un quartier de gros pain, de quelques cerises, d’un petit morceau de fromage et d’un demi-setier de vin que nous buvions à nous deux? Amitié, confiance, intimité, douceur d’âme, que vos assaisonnements sont délicieux! Quelquefois nous restions là jusqu’à minuit sans y songer et sans nous douter de l’heure, si la vieille maman ne nous en eût avertis. Mais laissons ces détails, qui paraîtront insipides ou risibles. Je l’ai toujours dit et senti, la véritable jouissance ne se décrit point.

J’en eus à peu près dans le même temps une plus grossière, la dernière de cette espèce que j’aie eu à me reprocher. J’ai dit que le ministre Klupffel était aimable: mes liaisons avec lui n’étaient guères moins étroites qu’avec Grimm, et devinrent aussi familières; ils mangeaient quelquefois chez moi. Ces repas, un peu plus que simples, étaient égayés par les fines et folles polissonneries de Klupffel, et par les plaisants germanismes de Grimm, qui n’était pas encore devenu puriste. La sensualité ne présidait pas à nos petites orgies, mais la joie y suppléait, et nous nous trouvions si bien ensemble, que nous ne pouvions plus nous quitter. Klupffel avait mis dans ses meubles une petite fille, qui ne laissait pas d’être à tout le monde, parce qu’il ne pouvait l’entretenir à lui seul. Un soir, en entrant au café, nous le trouvâmes qui en sortait pour aller souper avec elle. Nous le raillâmes; il s’en vengea galamment en nous mettant du même souper, et puis nous raillant à son tour. Cette pauvre créature me parut d’un assez bon naturel, très douce, et peu faite à son métier, auquel une sorcière qu’elle avait avec elle la stylait de son mieux. Les propos et le vin nous égayèrent au point que nous nous oubliâmes. Le bon Klupffel ne voulut pas faire ses honneurs à demi, et nous passâmes tous trois successivement dans la chambre voisine avec la pauvre petite, qui ne savait si elle devait rire ou pleurer. Grimm a toujours affirmé qu’il ne l’avait pas touchée: c’était donc pour s’amuser à nous impatienter qu’il resta si longtemps avec elle, et s’il s’en abstint, il est peu probable que ce fût par scrupule, puisque avant d’entrer chez le comte de Friese, il logeait chez des filles au même quartier Saint-Roch.

Je sortis de la rue des Moineaux, où logeait cette fille, aussi honteux que Saint-Preux sortit de la maison où on l’avait enivré, et je me rappelai bien mon histoire en écrivant la sienne. Thérèse s’aperçut à quelque signe, et surtout à mon air confus, que j’avais quelque reproche à me faire; j’en allégeai le poids par ma franche et prompte confession. Je fis bien; car dès le lendemain Grimm vint en triomphe lui raconter mon forfait en l’aggravant, et depuis lors il n’a jamais manqué de lui en rappeler malignement le souvenir, en cela d’autant plus coupable que, l’ayant mis librement et volontairement dans ma confidence, j’avais droit d’attendre de lui qu’il ne m’en ferait pas repentir. Jamais je ne sentis mieux qu’en cette occasion la bonté de cœur de ma Thérèse; car elle fut plus choquée du procédé de Grimm qu’offensée de mon infidélité, et je n’essuyai de sa part que des reproches touchants et tendres, dans lesquels je n’aperçus jamais la moindre trace de dépit.

La simplicité d’esprit de cette excellente fille égalait sa bonté de cœur, et c’est tout dire: mais un exemple qui se présente mérite pourtant d’être ajouté. Je lui avais dit que Klupffel était ministre et chapelain du prince de Saxe-Gotha. Un ministre était pour elle un homme si singulier, que, confondant comiquement les idées les plus disparates, elle s’avisa de prendre Klupffel pour le pape; je la crus folle la première fois qu’elle me dit, comme je rentrais, que le pape m’était venu voir. Je la fis expliquer, et je n’eus rien de plus pressé que d’aller conter cette histoire à Grimm et à Klupffel, à qui le nom de pape en resta parmi nous. Nous donnâmes à la fille de la rue des Moineaux le nom de papesse Jeanne. C’étaient des rires inextinguibles; nous étouffions. Ceux qui, dans une lettre qu’il leur a plu de m’attribuer, m’ont faire dire que je n’avais ri que deux fois en ma vie, ne m’ont pas connu dans ce temps-là, ni dans ma jeunesse, car assurément cette idée n’aurait jamais pu leur venir.

L’année suivante, 1750, comme je ne songeais plus à mon Discours, j’appris qu’il avait remporté le prix à Dijon. Cette nouvelle réveilla toutes les idées qui me l’avaient dicté, les anima d’une nouvelle force, et acheva de mettre en fermentation dans mon cœur ce premier levain d’héroïsme et de vertu que mon père, et ma patrie, et Plutarque, y avaient mis dans mon enfance. Je ne trouvai plus rien de grand et de beau que d’être libre et vertueux, au-dessus de la fortune et de l’opinion, et de se suffire à soi-même. Quoique la mauvaise honte et la crainte des sifflets m’empêchassent de me conduire d’abord sur ces principes et de rompre brusquement en visière aux maximes de mon siècle, j’en eus dès lors la volonté décidée, et je ne tardai à l’exécuter qu’autant de temps qu’il en fallait aux contradictions pour l’irriter et la rendre triomphante.

Tandis que je philosophais sur les devoirs de l’homme, un événement vint me faire mieux réfléchir sur les miens. Thérèse devint grosse pour la troisième fois. Trop sincère avec moi, trop fier en dedans pour vouloir démentir mes principes par mes œuvres, je me mis à examiner la destination de mes enfants, et mes liaisons avec leur mère, sur les lois de la nature, de la justice et de la raison, et sur celles de cette religion pure, sainte, éternelle comme son auteur, que les hommes ont souillée en feignant de vouloir la purifier, et dont ils n’ont plus fait, par leurs formules, qu’une religion de mots, vu qu’il en coûte peu de prescrire l’impossible quand on se dispense de le pratiquer.