À peu près dans le même temps parut La Paix perpétuelle, dont l’année précédente j’avais cédé le manuscrit à un certain M. de Bastide, auteur d’un journal appelé Le Monde, dans lequel il voulait, bon gré mal gré, fourrer tous mes manuscrits. Il était de la connaissance de M. Duclos, et vint en son nom me presser de lui aider à remplir Le Monde. Il avait ouï parler de la Julie, et voulait que je la misse dans son journaclass="underline" il voulait que j’y misse l’Émile ; il aurait voulu que j’y misse Le Contrat social, s’il en eût soupçonné l’existence. Enfin, excédé de ses importunités, je pris le parti de lui céder pour douze louis mon extrait de La Paix perpétuelle. Notre accord était qu’il s’imprimerait dans son journal, mais, sitôt qu’il fut propriétaire de ce manuscrit, il jugea à propos de le faire imprimer à part avec quelques retranchements que le censeur exigea. Qu’eût-ce été si j’y avais joint mon jugement sur cet ouvrage, dont très heureusement je ne parlai point à M. de Bastide, et qui n’entra point dans notre marché? Ce jugement est encore en manuscrit parmi mes papiers. Si jamais il voit le jour, on y verra combien les plaisanteries et le ton suffisant de Voltaire à ce sujet m’ont dû faire rire, moi qui voyais si bien la portée de ce pauvre homme dans les matières politiques dont il se mêlait de parler.
Au milieu de mes succès dans le public, et de la faveur des dames, je me sentais déchoir à l’hôtel de Luxembourg, non pas auprès de M. le Maréchal, qui semblait même redoubler chaque jour de bontés et d’amitiés pour moi, mais auprès de Mme la Maréchale. Depuis que je n’avais plus rien à lui lire, son appartement m’était moins ouvert, et durant les voyages de Montmorency, quoique je me présentasse assez exactement, je ne la voyais plus guère qu’à table. Ma place même n’y était même plus aussi marquée à côté d’elle. Comme elle ne me l’offrait plus, qu’elle me parlait peu, et que je n’avais non plus grand-chose à lui dire, j’aimais autant prendre une autre place, où j’étais plus à mon aise, surtout le soir, car machinalement je prenais peu à peu l’habitude de me placer plus près de M. le Maréchal.
À propos du soir, je me souviens d’avoir dit que je ne soupais pas au château, et cela était vrai dans le commencement de la connaissance; mais comme M. de Luxembourg ne dînait point et ne se mettait pas même à table, il arriva de là qu’au bout de plusieurs mois, et déjà très familier dans la maison, je n’avais encore jamais mangé avec lui. Il eut la bonté d’en faire la remarque. Cela me détermina d’y souper quelquefois, quand il y avait peu de monde, et je m’en trouvais très bien, vu qu’on dînait presque en l’air et, comme on dit, sur le bout du banc: au lieu que le souper était très long, parce qu’on s’y reposait avec plaisir, au retour d’une longue promenade; très bon, parce que M. de Luxembourg était gourmand, et très agréable parce que Mme de Luxembourg en faisait les honneurs à charmer. Sans cette explication, l’on entendrait difficilement la fin d’une lettre de M. de Luxembourg (Liasse C, no 36), où il me dit qu’il se rappelle avec délices nos promenades, surtout, ajoute-t-il, quand en rentrant les soirs dans la cour nous n’y trouvions point de traces de roues de carrosses; c’est que, comme on passait tous les matins le râteau sur le sable de la cour pour effacer les ornières, je jugeais, par le nombre de ses traces, du monde qui était survenu dans l’après-midi.
Cette année 1761, mit le comble aux pertes continuelles que fit ce bon seigneur, depuis que j’avais l’honneur de le voir: comme si les maux que me préparait la destinée eussent dû commencer par l’homme pour qui j’avais le plus d’attachement et qui en était le plus digne. La première année il perdit sa sœur, Mme la duchesse de Villeroy; la seconde, il perdit sa fille, Mme la princesse de Robeck; la troisième, il perdit dans le duc de Montmorency, son fils unique, et dans le comte de Luxembourg, son petit-fils, les seuls et derniers soutiens de sa branche et de son nom. Il supporta toutes ces pertes avec un courage apparent; mais son cœur ne cessa de saigner en dedans tout le reste de sa vie, et sa santé ne fit plus que décliner. La mort imprévue et tragique de son fils dut lui être d’autant plus sensible, qu’elle arriva précisément au moment où le Roi venait de lui accorder pour son fils, et de lui promettre pour son petit-fils la survivance de sa charge de capitaine des gardes-du-corps. Il eut la douleur de voir s’éteindre peu à peu ce dernier, enfant de la plus grande espérance, et cela par l’aveugle confiance de la mère au médecin, qui fit périr ce pauvre enfant d’inanition, avec des médecines pour toute nourriture. Hélas! si j’en eusse été cru, le grand-père et le petit-fils seraient tous deux encore en vie. Que ne dis-je point, que n’écrivis-je point à M. le Maréchal, que de représentations ne fis-je point à Mme de Montmorency, sur le régime plus qu’austère que, sur la foi de son médecin, elle faisait observer à son fils! Mme de Luxembourg, qui pensait comme moi, ne voulait point usurper l’autorité de la mère; M. de Luxembourg, homme doux et faible, n’aimait point à contrarier. Mme de Montmorency avait dans Bordeu une foi dont son fils finit par être la victime. Que ce pauvre enfant était aise quand il pouvait obtenir la permission de venir à Montlouis avec Mme de Boufflers, demander à goûter à Thérèse, et mettre quelque aliment dans son estomac affamé! Combien je déplorais en moi-même les misères de la grandeur, quand je voyais cet unique héritier d’un si grand bien, d’un si grand nom, de tant de titres et de dignités, dévorer avec l’avidité d’un mendiant un pauvre petit morceau de pain! Enfin, j’eus beau dire et beau faire, le médecin triompha et l’enfant mourut de faim.
La même confiance aux charlatans qui fit périr le petit-fils creusa le tombeau du grand-père, et il s’y joignit de plus la pusillanimité de vouloir se dissimuler les infirmités de l’âge. M. de Luxembourg avait eu par intervalles quelque douleur au gros doigt du pied; il en eut une atteinte à Montmorency, qui lui donna de l’insomnie et un peu de fièvre. J’osai prononcer le mot de goutte; Mme de Luxembourg me tança. Le valet de chambre, chirurgien de M. le Maréchal, soutint que ce n’était pas la goutte, et se mit à panser la partie souffrante avec du baume tranquille. Malheureusement la douleur se calma, et quand elle revint, on ne manqua pas d’employer le même remède qui l’avait calmée; la constitution s’altéra, les maux augmentèrent, et les remèdes en même raison. Mme de Luxembourg, qui vit bien enfin que c’était la goutte, s’opposa à cet insensé traitement. On se cacha d’elle, et M. de Luxembourg périt par sa faute au bout de quelques années, pour avoir voulu s’obstiner à guérir. Mais n’anticipons point de si loin sur les malheurs: combien j’en ai d’autres à narrer avant celui-là!
Il est singulier avec quelle fatalité tout ce que je pouvais dire et faire semblait fait pour déplaire à Mme de Luxembourg, lors même que j’avais le plus à cœur de conserver sa bienveillance. Les afflictions que M. de Luxembourg éprouvait coup sur coup ne faisaient que m’attacher à lui davantage, et par conséquent à Mme de Luxembourg: car ils m’ont toujours paru si sincèrement unis, que les sentiments qu’on avait pour l’un s’étendaient nécessairement à l’autre. M. le Maréchal vieillissait. Son assiduité à la cour, les soins qu’elle entraînait, les chasses continuelles, la fatigue surtout du service durant son quartier, auraient demandé la vigueur d’un jeune homme, et je ne voyais plus rien qui put soutenir la sienne dans cette carrière. Puisque ses dignités devaient être dispersées, et son nom éteint après lui peu lui importait de continuer une vie laborieuse, dont l’objet principal avait été de ménager la faveur du prince à ses enfants. Un jour que nous n’étions que nous trois, et qu’il se plaignait des fatigues de la cour en homme que ses pertes avaient découragé, j’osai parler de retraite, et lui donner le conseil que Cinéas donnait à Pyrrhus; il soupira, et ne répondit pas décisivement. Mais au premier moment où Mme de Luxembourg me vit en particulier, elle me relança vivement sur ce conseil, qui me parut l’avoir alarmée. Elle ajouta une chose dont je sentis la justesse, et qui me fit renoncer à retoucher jamais la même corde: c’est que la longue habitude de vivre à la cour devenait un vrai besoin, que c’était même en ce moment une dissipation pour M. de Luxembourg et que la retraite que je lui conseillais serait moins un repos pour lui qu’un exil, où l’oisiveté, l’ennui, la tristesse achèveraient bientôt de le consumer. Quoiqu’elle dût voir qu’elle m’avait persuadé, quoiqu’elle dût compter sur la promesse que je lui fis et que je lui tins, elle ne parut jamais bien tranquillisée à cet égard, et je me suis rappelé que depuis lors mes tête-à-tête avec M. le Maréchal avaient été plus rares et presque toujours interrompus.