Tandis que ma balourdise et mon guignon me nuisaient ainsi de concert auprès d’elle, les gens qu’elle voyait et qu’elle aimait le plus ne m’y servaient pas. L’abbé de Boufflers surtout, jeune homme aussi brillant qu’il soit possible de l’être, ne me parut jamais bien disposé pour moi, et, non seulement il est le seul de la société de Mme la Maréchale qui ne m’ait jamais marqué la moindre attention, mais j’ai cru m’apercevoir qu’à tous les voyages qu’il fit à Montmorency je perdais quelque chose auprès d’elle, et il est vrai que, sans même qu’il le voulût, c’était assez de sa seule présence: tant la grâce et le sel de ses gentillesses appesantissaient encore mes lourds spropositi. Les deux premières années, il n’était presque pas venu à Montmorency, et, par l’indulgence de Mme la Maréchale, je m’étais passablement soutenu: mais sitôt qu’il parut un peu de suite, je fus écrasé sans retour. J’aurais voulu me réfugier sous son aile, et faire en sorte qu’il me prît en amitié; mais la même maussaderie qui me faisait un besoin de lui plaire m’empêcha d’y réussir, et ce que je fis pour cela maladroitement acheva de me perdre auprès de Mme la Maréchale, sans m’être utile auprès de lui. Avec autant d’esprit, il eût pu réussir à tout; mais l’impossibilité de s’appliquer et le goût de la dissipation ne lui ont permis d’acquérir que des demi-talents en tout genre. En revanche, il en a beaucoup, et c’est tout ce qu’il faut dans le grand monde où il veut briller. Il fait très bien de petits vers, écrit très bien de petites lettres, va jouaillant un peu du cistre et barbouillant un peu de peinture au pastel. Il s’avisa de vouloir faire le portrait de Mme de Luxembourg: ce portrait était horrible. Elle prétendait qu’il ne lui ressemblait point du tout, et cela était vrai. Le traître d’abbé me consulta, et, moi, comme un sot et comme un menteur, je dis que le portrait ressemblait. Je voulais cajoler l’abbé; mais je ne cajolais pas Mme la Maréchale, qui mit ce trait sur ses registres, et l’abbé, ayant fait son coup, se moqua de moi. J’appris, par ce succès de mon tardif coup d’essai, à ne plus me mêler de vouloir flagorner et flatter malgré Minerve.
Mon talent était de dire aux hommes des vérités utiles, mais dures, avec assez d’énergie et de courage; il fallait m’y tenir. Je n’étais point né, je ne dis pas pour flatter, mais pour louer. La maladresse des louanges que j’ai voulu donner m’a fait plus de mal que l’âpreté de mes censures. J’en ai à citer ici un exemple si terrible, que ses suites ont non seulement fait ma destinée pour le reste de ma vie, mais décideront peut-être de ma réputation dans toute la postérité.
Durant les voyages de Montmorency, M. de Choiseul venait quelquefois souper au château. Il y vint un jour que j’en sortais. On parla de moi. M. de Luxembourg lui conta mon histoire de Venise avec M. de Montaigu. M. de Choiseul dit que c’était dommage que j’eusse abandonné cette carrière, et que si j’y voulais rentrer il ne demandait pas mieux que de m’occuper. M. de Luxembourg me redit cela; j’y fus d’autant plus sensible, que je n’avais pas accoutumé d’être gâté par les ministres, et il n’est pas sûr que, malgré mes résolutions, si ma santé m’eût permis d’y songer, j’eusse évité d’en faire de nouveau la folie. L’ambition n’eut jamais chez moi que les courts intervalles où toute autre passion me laissait libre, mais un de ces intervalles eût suffi pour me rengager. Cette bonne intention de M. de Choiseul, m’affectionnant à lui, accrut l’estime que, sur quelques opérations de son ministère, j’avais conçue pour ses talents, et le Pacte de famille, en particulier, me parut annoncer un homme d’État du premier ordre. Il gagnait encore dans mon esprit au peu de cas que je faisais de ses prédécesseurs, sans excepter Mme de Pompadour, que je regardais comme une façon de premier ministre, et quand le bruit courut que, d’elle ou de lui, l’un des deux expulserait l’autre, je crus faire des vœux pour la gloire de la France en en faisant pour que M. de Choiseul triomphât. Je m’étais senti de tout temps pour Mme de Pompadour de l’antipathie, même quand, avant sa fortune, je l’avais vue chez Mme de la Poplinière, portant encore le nom de Mme d’Étioles. Depuis lors, j’avais été mécontent de son silence au sujet de Diderot, et de tous ses procédés par rapport à moi, tant au sujet des Fêtes de Ramire et des Muses galantes, qu’au sujet du Devin du village, qui ne m’avait valu, dans aucun genre de produit, des avantages proportionnés à ses succès, et, dans toutes les occasions, je l’avais toujours trouvée très peu disposée à m’obliger, ce qui n’empêcha pas le chevalier de Lorenzy de me proposer de faire quelque chose à la louange de cette dame, en m’insinuant que cela pourrait m’être utile. Cette proposition m’indigna d’autant plus, que je vis bien qu’il ne la faisait pas de son chef; sachant que cet homme, nul par lui-même, ne pense et n’agit que par l’impulsion d’autrui. Je sais trop peu me contraindre pour avoir pu lui cacher mon dédain pour sa proposition, ni à personne mon peu de penchant pour la favorite; elle le connaissait, j’en étais sûr et tout cela mêlait mon intérêt propre a mon inclination naturelle, dans les vœux que je faisais pour M. de Choiseul. Prévenu d’estime pour ses talents, qui étaient tout ce que je connaissais de lui, plein de reconnaissance pour sa bonne volonté, ignorant d’ailleurs totalement dans ma retraite ses goûts et sa manière de vivre, je le regardais d’avance comme le vengeur du public et le mien, et mettant alors la dernière main au Contrat social, j’y marquai, dans un seul trait, ce que je pensais des précédents ministères, et de celui qui commençait à les éclipser. Je manquai, dans cette occasion, à ma plus constante maxime, et de plus, je ne songeai pas que, quand on veut louer et blâmer fortement dans un même article, sans nommer les gens, il faut tellement approprier la louange à ceux qu’elle regarde, que le plus ombrageux amour-propre ne puisse y trouver de quiproquo. J’étais là-dessus dans une si folle sécurité qu’il ne me vint pas même à l’esprit que quelqu’un pût prendre le change. On verra bientôt si j’eus raison.