Le Contrat social parut un mois on deux avant l’Émile. Rey, dont j’avais toujours exigé qu’il n’introduirait jamais furtivement en France aucun de mes livres, s’adressa au magistrat pour obtenir la permission de faire entrer celui-ci par Rouen, où il fit par mer son envoi. Rey n’eut aucune réponse: ses ballots restèrent à Rouen plusieurs mois, au bout desquels on les lui renvoya, après avoir tenté de les confisquer; mais il fit tant de bruit qu’on les lui rendit. Des curieux en tirèrent d’Amsterdam quelques exemplaires qui circulèrent avec peu de bruit. Mauléon, qui en avait ouï parler, et qui même en avait vu quelque chose, m’en parla d’un ton mystérieux qui me surprit, et qui m’eût inquiété même, si certain d’être en règle à tous égards et de n’avoir nul reproche à me faire, je ne m’étais tranquillisé par ma grande maxime. Je ne doutais pas même que M. de Choiseul, déjà bien disposé pour moi, et sensible à l’éloge que mon estime pour lui m’en avait fait faire dans cet ouvrage, ne me soutînt en cette occasion contre la malveillance de Mme de Pompadour.
J’avais assurément lieu de compter alors, autant que jamais, sur les bontés de M. de Luxembourg et sur son appui dans le besoin; car jamais il ne me donna de marques d’amitié ni plus fréquentes, ni plus touchantes. Au voyage de Pâques, mon triste état ne me permettant pas d’aller au Château, il ne manqua pas un seul jour de venir me voir, et enfin, me voyant souffrir sans relâche, il fit tant qu’il me détermina à voir le frère Côme, l’envoya chercher, me l’amena lui-même, et eut le courage, rare certes et méritoire dans un grand seigneur, de rester chez moi durant l’opération, qui fut cruelle et longue. Il n’était pourtant question que d’être sondé; mais je n’avais jamais pu l’être, même par Morand, qui s’y prit à plusieurs fois, et toujours sans succès. Le frère Côme, qui avait la main d’une adresse et d’une légèreté sans égales, vint à bout enfin d’introduire une très petite algalie, après m’avoir beaucoup fait souffrir pendant plus de deux heures, durant lesquelles je m’efforçai de retenir les plaintes, pour ne pas déchirer le cœur sensible du bon Maréchal. Au premier examen, le frère Côme crut trouver une grosse pierre, et me le dit; au second, il ne la trouva plus. Après avoir recommencé une seconde et une troisième fois, avec un soin et une exactitude qui me firent trouver le temps fort long, il déclara qu’il n’y avait point de pierre, mais que la prostate était squirreuse et d’une grosseur surnaturelle; il trouva la vessie grande et en bon état, et finit par me déclarer que je souffrirais beaucoup, et que je vivrais longtemps. Si la seconde prédiction s’accomplit aussi bien que la première, mes maux ne sont pas prêts à finir.
C’est ainsi qu’après avoir été traité successivement, pendant tant d’années, de vingt maux que je n’avais pas, je finis par savoir que ma maladie, incurable sans être mortelle, durerait autant que moi. Mon imagination, réprimée par cette connaissance, ne me fit plus voir en perspective une mort cruelle dans les douleurs du calcul. Je cessai de craindre qu’un bout de bougie, qui s’était rompu dans l’urètre il y avait longtemps, n’eût fait le noyau d’une pierre. Délivré des maux imaginaires, plus cruels pour moi que les maux réels, j’endurai plus paisiblement ces derniers. Il est constant que depuis ce temps j’ai beaucoup moins souffert de ma maladie que je n’avais fait jusqu’alors, et je ne me rappelle jamais que je dois ce soulagement à M. de Luxembourg, sans m’attendrir de nouveau sur sa mémoire.
Revenu pour ainsi dire à la vie et plus occupé que jamais du plan sur lequel j’en voulais passer le reste, je n’attendais, pour l’exécuter, que la publication de l’Émile. Je songeais à la Touraine, où j’avais déjà été, et qui me plaisait beaucoup, tant pour la douceur du climat que pour celle des habitants.
La terra molle e lieta e dilettosa
Simili a se gli abitator produce.
J’avais déjà parlé de mon projet à M. de Luxembourg qui m’en avait voulu détourner; je lui en reparlai derechef comme d’une chose résolue. Alors il me proposa le château de Merlou, à quinze lieues de Paris, comme un asile qui pouvait me convenir, et dans lequel ils se feraient l’un et l’autre un plaisir de m’établir. Cette proposition me toucha et ne me déplut pas. Avant toute chose, il fallait voir le lieu; nous convînmes du jour où M. le Maréchal enverrait son valet de chambre avec une voiture, pour m’y conduire. Je me trouvai ce jour-là fort incommodé; il fallut remettre la partie et les contretemps qui survinrent m’empêchèrent de l’exécuter. Ayant appris depuis que la terre de Merlou n’était pas à M. le Maréchal, mais à Madame, je m’en consolai plus aisément de n’y être pas allé.
L’Émile parut enfin, sans que j’entendisse plus parler de cartons ni d’aucune difficulté. Avant sa publication, M. le Maréchal me redemanda toutes les lettres de M. de Malesherbes qui se rapportaient à cet ouvrage. Ma grande confiance en tous les deux, ma profonde sécurité, m’empêchèrent de réfléchir à ce qu’il y avait d’extraordinaire et même d’inquiétant dans cette demande. Je rendis les lettres, hors une ou deux, qui par mégarde avaient resté dans des livres. Quelque temps auparavant, M. de Malesherbes m’avait marqué qu’il retirerait les lettres que j’avais écrites à Duchesne durant mes alarmes au sujet des jésuites, et il faut avouer que ces lettres ne faisaient pas grand honneur à ma raison. Mais je lui marquai qu’en nulle chose je ne voulais passer pour meilleur que je n’étais, et qu’il pouvait lui laisser les lettres. J’ignore ce qu’il a fait.
La publication de ce livre ne se fit point avec cet éclat d’applaudissements qui suivait celle de tous mes écrits. Jamais ouvrage n’eut de si grands éloges particuliers, ni si peu d’approbation publique. Ce que m’en dirent, ce que m’en écrivirent les gens les plus capables d’en juger, me confirme que c’était là le meilleur de mes écrits, ainsi que le plus important. Mais tout cela fut dit avec les précautions les plus bizarres, comme s’il eût importé de garder le secret du bien que l’on en pensait. Mme de Boufflers, qui me marqua que l’auteur de ce livre méritait des statues et les hommages de tous les humains, me pria sans façon, à la fin de son billet, de le lui renvoyer. D’Alembert, qui m’écrivit que cet ouvrage décidait de ma supériorité, et devait me mettre à la tête de tous les gens de lettres, ne signa point sa lettre, quoiqu’il eût signé toutes celles qu’il m’avait écrites jusqu’alors. Duclos, ami sûr, homme vrai, mais circonspect, et qui faisait cas de ce livre, évita de m’en parler par écrit; La Condamine se jeta sur la Profession de foi et battit la campagne; Clairaut se borna, dans sa lettre, au même morceau, mais il ne craignit pas d’exprimer l’émotion que sa lecture lui avait donnée, et il me marqua, en propres termes, que cette lecture avait réchauffé sa vieille âme: de tous ceux à qui j’avais envoyé mon livre, il fut le seul qui dit hautement et librement à tout le monde tout le bien qu’il en pensait.
Mathas, à qui j’en avais aussi donné un exemplaire avant qu’il fût en vente, le prêta à M. de Blaire, conseiller au Parlement, père de l’intendant de Strasbourg. M. de Blaire avait une maison de campagne à Saint-Gratien, et Mathas, son ancienne connaissance, l’y allait voir quelquefois quand il pouvait aller. Il lui fit lire l’Émile avant qu’il fût publié. En le lui rendant, M. de Blaire lui dit ces propres mots, qui me furent rendus le même jour: «Monsieur Mathas, voilà un fort beau livre, mais dont il sera parlé dans peu plus qu’il ne serait à désirer pour l’auteur.» Quand il me rapporta ce propos, je ne fis qu’en rire, et je n’y vis que l’importance d’un homme de robe, qui met du mystère à tout. Tous les propos inquiétants qui me revinrent ne me firent pas plus d’impression, et, loin de prévoir en aucune sorte la catastrophe à laquelle je touchais, certain de l’utilité, de la beauté de mon ouvrage, certain d’être en règle à tous égards, certain, comme je croyais l’être, de tout le crédit de Mme de Luxembourg et de la faveur du ministère, je m’applaudissais du parti que j’avais pris de me retirer au milieu de mes triomphes, et lorsque je venais d’écraser tous mes envieux.