Voyant que cette réflexion m’avait fait quelque impression, sans cependant que je pusse me résoudre à fuir, elle me parla de la Bastille pour quelques semaines, comme d’un moyen de me soustraire à la juridiction du Parlement, qui ne se mêle pas des Prisonniers d’État. Je n’objectai rien contre cette singulière grâce, pourvu qu’elle ne fût pas sollicitée en mon nom. Comme elle ne m’en parla plus, j’ai jugé dans la suite qu’elle n’avait proposé cette idée que pour me sonder, et qu’on n’avait pas voulu d’un expédient qui finissait tout.
Peu de jours après, M. le Maréchal reçut du curé de Deuil, ami de Grimm et de Mme d’Épernay, une lettre portant l’avis, qu’il disait avoir eu de bonne part que le Parlement devait procéder contre moi la dernière sévérité, et que tel jour, qu’il marqua, je serais décrété de prise de corps. Je jugeai cet avis de fabrique holbachienne; je savais que le Parlement était très attentif aux formes, et que c’était toutes les enfreindre que de commencer en cette occasion par un décret de prise de corps, avant de savoir juridiquement si j’avouais le livre, et si réellement j’en étais l’auteur.»Il n’y a, disais-je à Mme de Boufflers, que les crimes qui portent atteinte à la sûreté publique dont, sur le simple indice, on décrète les accusés de prise de corps, de peur qu’ils n’échappent au châtiment. Mais quand on veut punir un délit tel que le mien, qui mérite des honneurs et des récompenses, on procède contre le livre, et l’on évite autant qu’on peut de s’en prendre à l’auteur. «Elle me fit à cela une distinction subtile, que j’ai oubliée, pour me prouver que c’était par faveur qu’on me décrétait de prise de corps, au lieu de m’assigner pour être ouï. Le lendemain je reçus une lettre de Guy, qui me marquait que, s’étant trouvé le même jour chez M. le procureur général, il avait vu sur son bureau le brouillon d’un réquisitoire contre l’Émile et son auteur. Notez que ledit Guy était l’associé de Duchesne, qui avait imprimé l’ouvrage, lequel, fort tranquille pour son propre compte, donnait par charité cet avis à l’auteur. On peut juger combien tout cela me parut croyable! Il était si simple, si naturel qu’un libraire admis à l’audience du procureur-général lût tranquillement les manuscrits et brouillons épars sur le bureau de ce magistrat! Mme de Boufflers et d’autres me confirmèrent la même chose. Sur les absurdités dont on me rebattait incessamment les oreilles, j’étais tenté de croire que tout le monde était devenu fou.
Sentant bien qu’il y avait sous tout cela quelque mystère qu’on ne voulait pas me dire, j’attendais tranquillement l’événement, me reposant sur ma droiture et mon innocence en toute cette affaire, et trop heureux, quelque persécution qui dût m’attendre, d’être appelé à l’honneur de souffrir pour la vérité. Loin de craindre et de me tenir caché, j’allais tous les jours au château, et je faisais les après-midi ma promenade ordinaire. Le 8 juin, veille du décret, je la fis avec deux professeurs oratoriens, le P. Alamanni et le P. Mandard. Nous portâmes aux Champeaux un petit goûter que nous mangeâmes de grand appétit. Nous avions oublié des verres: nous y suppléâmes par des chalumeaux de seigle, avec lesquels nous aspirions le vin dans la bouteille, nous piquant de choisir des tuyaux bien larges, pour pomper à qui mieux mieux. Je n’ai de ma vie été si gai.
J’ai conté comment je perdis le sommeil dans ma jeunesse. Depuis lors j’avais pris l’habitude de lire tous les soirs dans mon lit jusqu’à ce que je sentisse mes yeux s’appesantir. Alors j’éteignais ma bougie, et je tâchais de m’assoupir quelques instants qui ne duraient guère. Ma lecture ordinaire du soir était la Bible, et je l’ai lue entière au moins cinq ou six fois de suite de cette façon. Ce soir-là, me trouvant plus éveillé qu’à l’ordinaire, je prolongeai plus longtemps ma lecture et je lus tout entier le livre qui finit par le Lévite d’Éphraïm, et qui, si je ne me trompe, est le livre des Juges ; car je ne l’ai pas revu depuis ce temps-là. Cette histoire m’affecta beaucoup, et j’en étais occupé dans une espèce de rêve, quand tout à coup j’en fus tiré par du bruit et de la lumière. Thérèse, qui la portait, éclairait M. La Roche, qui, me voyant lever brusquement sur mon séant, me dit: “Ne vous alarmez pas; c’est de la part de Mme la Maréchale, qui vous écrit et vous envoie une lettre de M. le prince de Conti.» En effet, dans la lettre de Mme de Luxembourg, je trouvai celle qu’un exprès de ce prince venait de lui apporter, portant avis que, malgré tous ses efforts, on était déterminé à procéder contre moi à toute rigueur. La fermentation, lui marquait-il, est extrême; rien ne peut parer le coup; la cour l’exige, le Parlement le veut; à sept heures du matin il sera décrété de prise de corps, et l’on enverra sur-le-champ le saisir; j’ai obtenu qu’on ne le poursuivra pas s’il s’éloigne mais s’il persiste à vouloir se laisser prendre, il sera pris. La Roche me conjura, de la part de Mme la Maréchale, de me lever et d’aller conférer avec elle. Il était deux heures; elle venait de se coucher. «Elle vous attend, ajouta-t-il, et ne veut pas s’endormir sans vous avoir vu». Je m’habillai à la hâte, et j’y courus.
Elle me parut agitée. C’était la première fois. Son trouble me toucha. Dans ce moment de surprise, au milieu de la nuit, je n’étais pas moi-même exempt d’émotion: mais en la voyant, je m’oubliai moi-même pour ne penser qu’à elle et au triste rôle qu’elle allait jouer, si je me laissais prendre: car, me sentant assez de courage pour ne dire jamais que la vérité, dût-elle me nuire et me perdre, je ne me sentais ni assez de présence d’esprit, ni assez d’adresse, ni peut-être assez de fermeté pour éviter de la compromettre si j’étais vivement pressé. Cela me décida à sacrifier ma gloire à sa tranquillité, à faire pour elle, en cette occasion, ce que rien ne m’eût fait faire pour moi. Dans l’instant que ma résolution fut prise, je la lui déclarai, ne voulant point gâter le prix de mon sacrifice en le lui faisant acheter. Je suis certain qu’elle ne put se tromper sur mon motif; cependant elle ne me dit pas un mot qui marquât qu’elle y fût sensible. Je fus choqué de cette indifférence, au point de balancer à me rétracter: mais M. le Maréchal survint; Mme de Boufflers arriva de Paris quelques moments après. Ils firent ce qu’aurait dû faire Mme de Luxembourg. Je me laissai flatter; j’eus honte de me dédire, et il ne fut plus question que du lieu de ma retraite et du temps de mon départ. M. de Luxembourg me proposa de rester chez lui quelques jours incognito, pour délibérer et prendre mes mesures plus à loisir; je n’y consentis point, non plus qu’à la proposition d’aller secrètement au Temple. Je m’obstinai à vouloir partir dès le même jour, plutôt que de rester caché où que ce pût être.