Parmi les liaisons que je fis à mon voisinage, et dans le détail desquelles je n’entrerai pas, je dois noter celle du colonel Pury, qui avait une maison sur la montagne, où il venait passer les étés. Je n’étais pas empressé de sa connaissance, parce que je savais qu’il était très mal à la cour et auprès de Milord Maréchal, qu’il ne voyait point. Cependant, comme il me vint voir et me fit beaucoup d’honnêtetés, il fallut l’aller voir à mon tour; cela continua, et nous mangions quelquefois l’un chez l’autre. Je fis chez lui connaissance avec M. du Peyrou, et ensuite une amitié trop intime pour que je puisse me dispenser de parler de lui.
M. du Peyrou était Américain, fils d’un commandant de Surinam, dont le successeur, M. le Chambrier, de Neuchâtel, épousa la veuve. Devenue veuve une seconde fois, elle vint avec son fils s’établir dans le pays de son second mari. Du Peyrou, fils unique, fort riche, et tendrement aimé de sa mère, avait été élevé avec assez de soin, et son éducation lui avait profité. Il avait acquis beaucoup de demi-connaissances, quelque goût pour les arts, et il se piquait surtout d’avoir cultivé sa raison: son air hollandais, froid, philosophe, son teint basané, son humeur silencieuse et cachée, favorisaient beaucoup cette opinion. Il était sourd et goutteux, quoique jeune encore. Cela rendait tous ses mouvements fort posés, fort graves, et, quoiqu’il aimât à disputer, quelquefois même un peu longuement, généralement il parlait peu, parce qu’il n’entendait pas. Tout cet extérieur m’en imposa. Je me dis: «Voici un penseur, un homme sage, tel qu’on serait heureux d’avoir un ami.» Pour achever de me prendre, il m’adressait souvent la parole, sans jamais me faire aucun compliment. Il me parlait peu de moi, peu de mes livres, très peu de lui; il n’était pas dépourvu d’idées, et tout ce qu’il disait était assez juste. Cette justesse et cette égalité m’attirèrent. Il n’avait dans l’esprit, ni l’élévation ni la finesse de Milord Maréchal mais il en avait la simplicité: c’était toujours le représenter en quelque chose. Je ne m’engouai pas, mais je m’attachai par l’estime, et peu à peu cette estime amena l’amitié. J’oubliai totalement avec lui l’objection que j’avais faite au baron d’Holbach, qu’il était trop riche, et je crois que j’eus tort. J’ai appris à douter qu’un homme jouissant d’une grande fortune, quel qu’il puisse être, puisse aimer sincèrement mes principes et leur auteur.
Pendant assez longtemps je vis peu Du Peyrou, parce que je n’allais point à Neuchâtel, et qu’il ne venait qu’une fois l’année à la montagne du colonel Pury. Pourquoi n’allais-je point à Neuchâtel? C’est un enfantillage qu’il ne faut pas taire.
Quoique protégé par le roi de Prusse et par Milord Maréchal, si j’évitai d’abord la persécution dans mon asile je n’évitai pas, du moins, les murmures du public, des magistrats municipaux, des ministres. Après le branle donné par la France, il n’était pas du bon air de ne pas me faire au moins quelque insulte: on aurait eu peur de paraître improuver mes persécuteurs en ne les imitant pas. La classe de Neuchâtel, c’est-à-dire la compagnie des ministres de cette ville, donna le branle, en tentant d’émouvoir contre moi le Conseil d’État. Cette tentative n’ayant pas réussi, les ministres s’adressèrent au magistrat municipal, qui fit aussitôt défendre mon livre, et me traitant en toute occasion peu honnêtement, faisait comprendre et disait même que, si j’avais voulu m’établir dans la ville, on ne m’y aurait pas souffert. Ils remplirent leur Mercure d’inepties et du plus plat cafardage, qui, tout en faisant rire les gens sensés, ne laissaient pas d’échauffer le peuple et de l’animer contre moi. Tout cela n’empêchait pas qu’à les entendre je ne dusse être très reconnaissant de l’extrême grâce qu’ils me faisaient de me laisser vivre à Motiers, où ils n’avaient aucune autorité; ils m’auraient volontiers mesuré l’air à la pinte, à condition que je l’eusse payé bien cher. Ils voulaient que je leur fusse obligé de la protection que le Roi m’accordait malgré eux, et qu’ils travaillaient sans relâche à m’ôter. Enfin, n’y pouvant réussir, après m’avoir fait tout le tort qu’ils purent et m’avoir décrié de tout leur pouvoir, ils se firent un mérite de leur impuissance, en me faisant valoir la bonté qu’ils avaient de me souffrir dans leur pays. J’aurais dû leur rire au nez pour toute réponse: je fus assez bête pour me piquer, et j’eus l’ineptie de ne vouloir point aller à Neuchâtel, résolution que je tins près de deux ans, comme si ce n’était pas trop honorer de pareilles espèces que de faire attention à leurs procédés, qui, bons ou mauvais, ne peuvent leur être imputés, puisqu’ils n’agissent jamais que par impulsion. D’ailleurs des esprits sans culture et sans lumières, qui ne connaissent d’autre objet de leur estime que le crédit, la puissance et l’argent, sont bien éloignés même de soupçonner qu’on doive quelque égard aux talents, et qu’il n’y ait du déshonneur à les outrager.
Un certain maire de village, qui, pour ses malversations, avait été cassé, disait an lieutenant du Val-de-Travers, mari de mon Isabelle: «On dit que ce Rousseau a tant d’esprit, amenez-le-moi, que je voie si cela est vrai.» Assurément les mécontentements d’un homme qui prend un pareil ton doivent peu fâcher ceux qui les éprouvent.
Sur la façon dont on me traitait à Paris, à Genève, à Berne, à Neuchâtel même, je ne m’attendais pas à plus de ménagement de la part du pasteur du lieu. Je lui avais cependant été recommandé par Mme Boy de la Tour, et il m’avait fait beaucoup d’accueil; mais dans ce pays, où l’on flatte également tout le monde, les caresses ne signifient rien. Cependant, après ma réunion solennelle à l’Église réformée, vivant en pays réformé, je ne pouvais, sans manquer à mes engagements et à mon devoir de citoyen, négliger la profession publique du culte où j’étais rentré: j’assistais donc au service divin. D’un autre côté, je craignais, en me présentant à la table sacrée, de m’exposer à l’affront d’un refus, et il n’était nullement probable qu’après le vacarme fait à Genève par le Conseil, et à Neuchâtel par la classe, il voulût m’administrer tranquillement la Cène dans son église. Voyant donc approcher le temps de la communion, je pris le parti d’écrire à M. de Montmollin, c’était le nom du ministre, pour faire acte de bonne volonté, et lui déclarer que j’étais toujours uni de cœur à l’Église protestante; je lui dis en même temps, pour éviter des chicanes sur les articles de foi, que je ne voulais aucune explication particulière sur le dogme. M’étant ainsi mis en règle de ce côté, je restai tranquille, ne doutant pas que M. de Montmollin ne refusât de m’admettre sans la discussion préliminaire, dont je ne voulais point, et qu’ainsi tout ne fût fini sans qu’il y eût de ma faute. Point du tout. Au moment où je m’y attendais le moins, M. de Montmollin vint me déclarer non seulement qu’il m’admettait à la communion sous la clause que j’y avais mise, mais de plus que lui et ses anciens se faisaient un grand honneur de m’avoir dans son troupeau. Je n’eus de mes jours pareille surprise, ni plus consolante. Toujours vivre isolé sur la terre me paraissait un destin bien triste, surtout dans l’adversité. Au milieu de tant de proscriptions et de persécutions, je trouvais une douceur extrême à pouvoir me dire: «Au moins je suis parmi mes frères», et j’allai communier avec une émotion de cœur et des larmes d’attendrissement, qui étaient peut-être la préparation la plus agréable à Dieu qu’on y pût porter.