Quelque temps après, Milord m’envoya une lettre de Mme de Boufflers, venue, du moins je le présumai, par la voie de d’Alembert, qui connaissait Milord Maréchal. Dans cette lettre, la première que cette dame m’eût écrite depuis mon départ de Montmorency, elle me tançait vivement de celle que j’avais écrite à M. de Montmollin, et surtout d’avoir communié. Je compris d’autant moins à qui elle en avait avec sa mercuriale, que depuis mon voyage de Genève je m’étais toujours déclaré hautement protestant, et que j’avais été très publiquement à l’hôtel de Hollande, sans que personne au monde l’eût trouvé mauvais. Il me paraissait plaisant que Mme la comtesse de Boufflers voulût se mêler de diriger ma conscience en fait de religion. Toutefois, comme je ne doutais pas que son intention, quoique je n’y comprisse rien, ne fût la meilleure du monde, je ne m’offensai point de cette singulière sortie, et je lui répondis sans colère, en lui disant mes raisons.
Cependant les injures imprimées allaient leur train, et leurs bénins auteurs reprochaient aux puissances de me traiter trop doucement. Ce concours d’aboiements, dont les moteurs continuaient d’agir sous le voile, avait quelque chose de sinistre et d’effrayant. Pour moi, je laissai dire sans m’émouvoir. On m’assura qu’il y avait une censure de la Sorbonne; je n’en crus rien. De quoi pouvait se mêler la Sorbonne dans cette affaire? Voulait-elle assurer que je n’étais pas catholique? Tout le monde le savait. Voulait-elle prouver que je n’étais pas bon calviniste? Que lui importait? C’était prendre un soin bien singulier; c’était se faire les substituts de nos ministres. Avant que d’avoir vu cet écrit, je crus qu’on le faisait courir sous le nom de la Sorbonne, pour se moquer d’elle; je le crus bien plus encore après l’avoir lu. Enfin, quand je ne pus plus douter de son authenticité, tout ce que je me réduisis à croire fut qu’il fallait mettre la Sorbonne aux Petites-Maisons.
Un autre écrit m’affecta davantage, parce qu’il venait d’un homme pour qui j’eus toujours de l’estime et dont j’admirais la constance en plaignant son aveuglement. Je parle du mandement de l’archevêque de Paris contre moi. Je crus que je me devais d’y répondre. Je le pouvais sans m’avilir; c’était un cas à peu près semblable à celui du roi de Pologne. Je n’ai jamais aimé les disputes brutales, à la Voltaire. Je ne sais me battre qu’avec dignité, et je veux que celui qui m’attaque ne déshonore pas mes coups, pour que je daigne me défendre. Je ne doutais point que ce mandement ne fût de la façon des jésuites, et, quoiqu’ils fussent alors malheureux eux-mêmes, j’y reconnaissais toujours leur ancienne maxime d’écraser les malheureux. Je pouvais donc aussi suivre mon ancienne maxime d’honorer l’auteur titulaire, et de foudroyer l’ouvrage: et c’est ce que je crois avoir fait avec assez de succès.
Je trouvai le séjour de Motiers fort agréable, et, pour me déterminer à y finir mes jours, il ne me manquait qu’une subsistance assurée: mais on y vit assez chèrement, et j’avais vu renverser tous mes anciens projets par la dissolution de mon ménage, par l’établissement d’un nouveau, par la vente ou dissipation de tous mes meubles, et par les dépenses qu’il m’avait fallu faire depuis mon départ de Montmorency. Je voyais diminuer journellement le petit capital que j’avais devant moi. Deux ou trois ans suffisaient pour en consumer le reste, sans que je visse aucun moyen de le renouveler, à moins de recommencer à faire des livres; métier funeste auquel j’avais déjà renoncé.
Persuadé que tout changerait bientôt à mon égard, et que le public, revenu de sa frénésie, en ferait rougir les puissances, je ne cherchais qu’à prolonger mes ressources jusqu’à cet heureux changement, qui me laisserait plus en état de choisir parmi celles qui pourraient s’offrir. Pour cela, je repris mon Dictionnaire de Musique, que dix ans de travail avaient déjà fort avancé, et auquel il ne manquait que la dernière main, et d’être mis au net. Mes livres, qui m’avaient été envoyés depuis peu, me fournirent les moyens d’achever cet ouvrage: mes papiers, qui me furent envoyés en même temps, me mirent en état de commencer l’entreprise de mes Mémoires, dont je voulais uniquement m’occuper désormais. Je commençai par transcrire des lettres dans un recueil qui pût guider ma mémoire dans l’ordre des faits et des temps. J’avais déjà fait le triage de celles que je voulais conserver pour cet effet, et la suite depuis près de dix ans n’en était point interrompue. Cependant, en les arrangeant pour les transcrire, j’y trouvai une lacune qui me surprit. Cette lacune était de près de six mois, depuis octobre 1756 jusqu’au mois de mars suivant. Je me souvenais parfaitement d’avoir mis dans mon triage nombre de lettres de Diderot, de Deleyre, de Mme d’Épinay, de Mme de Chenonceaux, etc., qui remplissaient cette lacune, et qui ne se trouvèrent plus. Qu’étaient-elles devenues? Quelqu’un avait-il mis la main sur mes papiers, pendant quelques mois qu’ils étaient restés à l’hôtel de Luxembourg? Cela n’était pas concevable, et j’avais vu M. le Maréchal prendre la clef de la chambre où je les avais déposés. Comme plusieurs lettres de femmes et toutes celles de Diderot étaient sans date, et que j’avais été forcé de remplir ces dates de mémoires, et en tâtonnant, pour ranger ces lettres dans leur ordre, je crus d’abord avoir fait des erreurs de date, et je passai en revue toutes les lettres qui n’en avaient point, ou auxquelles je l’avais suppléée, pour voir si je n’y trouverais point celles qui devaient remplir ce vide. Cet essai ne réussit point; je vis que le vide était bien réel, et que les lettres avaient bien certainement été enlevées. Par qui et pourquoi? Voilà ce qui me passait. Ces lettres, antérieures à mes grandes querelles, et du temps de ma première ivresse de la Julie, ne pouvaient intéresser personne. C’était tout au plus quelques tracasseries de Diderot, quelques persiflages de Deleyre, des témoignages d’amitié de Mme de Chenonceaux, et même de Mme d’Épinay, avec laquelle j’étais alors le mieux du monde. À qui pouvaient importer ces lettres? Qu’en voulait-on faire? Ce n’est que sept ans après que j’ai soupçonné l’affreux objet de ce vol.