Dans ce voyage de Vevey, je me livrais, en suivant ce beau rivage, à la plus douce mélancolie. Mon cœur s’élançait avec ardeur à mille félicités innocentes: je m’attendrissais, je soupirais, et pleurais comme un enfant. Combien de fois, m’arrêtant pour pleurer à mon aise, assis sur une grosse pierre, je me suis amusé à voir tomber mes larmes dans l’eau!
J’allai à Vevey loger à La Clef, et pendant deux jours que j’y restai sans voir personne, je pris pour cette ville un amour qui m’a suivi dans tous mes voyages, et qui m’y a fait établir enfin les héros de mon roman. Je dirais volontiers à ceux qui ont du goût et qui sont sensibles: Allez à Vevey, visitez le pays, examinez les sites, promenez-vous sur le lac, et dites si la nature n’a pas fait ce beau pays pour une Julie, pour une Claire, et pour un Saint-Preux; mais ne les y cherchez pas. Je reviens à mon histoire.
Comme j’étais catholique et que je me donnais pour tel, je suivais sans mystère et sans scrupule le culte que j’avais embrassé. Les dimanches, quand il faisait beau, j’allais à la messe à Assens à deux lieues de Lausanne. Je faisais ordinairement cette course avec d’autres catholiques, surtout avec un brodeur parisien dont j’ai oublié le nom. Ce n’était pas un Parisien comme moi, c’était un vrai Parisien de Paris, un archi-Parisien du bon Dieu, bonhomme comme un Champenois. Il aimait si fort son pays, qu’il ne voulut jamais douter que j’en fusse, de peur de perdre cette occasion d’en parler. M. de Crouzas, lieutenant-baillival, avait un jardinier de Paris aussi, mais moins complaisant, et qui trouvait la gloire de son pays compromise à ce qu’on osât se donner pour en être lorsqu’on n’avait pas cet honneur. Il me questionnait de l’air d’un homme sûr de me prendre en faute, et puis souriait malignement. Il me demande une fois ce qu’il y avait de remarquable au Marché-Neuf. Je battis la campagne comme on peut croire. Après avoir passé vingt ans à Paris, je dois à présent connaître cette ville; cependant, si l’on me faisait aujourd’hui pareille question, je ne serais pas moins embarrassé d’y répondre; et de cet embarras on pourrait aussi bien conclure que je n’ai jamais été à Paris: tant, lors même qu’on rencontre la vérité, l’on est sujet à se fonder sur des principes trompeurs.
Je ne saurais dire exactement combien de temps je demeurai à Lausanne. Je n’apportai pas de cette ville des souvenirs bien rappelants. Je sais seulement que, n’y trouvant pas à vivre, j’allai de là à Neuchâtel, et que j’y passai l’hiver. Je réussis mieux dans cette dernière ville; j’y eus des écolières, et j’y gagnai de quoi m’acquitter avec mon bon ami Perrotet, qui m’avait fidèlement envoyé mon petit bagage, quoique je lui redusse assez d’argent.
J’apprenais insensiblement la musique en l’enseignant. Ma vie était assez douce; un homme raisonnable eût pu s’en contenter: mais mon cœur inquiet me demandait autre chose. Les dimanches et les jours où j’étais libre, j’allais courir les campagnes et les bois des environs, toujours errant, rêvant, soupirant; et quand j’étais une fois sorti de la ville, je n’y rentrais plus que le soir. Un jour, étant à Boudry, j’entrai pour dîner dans un cabaret: j’y vis un homme à grande barbe avec un habit violet à la grecque, un bonnet fourré, l’équipage et l’air assez nobles, et qui souvent avait peine à se faire entendre, ne parlant qu’un jargon presque indéchiffrable, mais plus ressemblant à l’italien qu’à nulle autre langue. J’entendais presque tout ce qu’il disait, et j’étais le seul; il ne pouvait s’énoncer que par signes avec l’hôte et les gens du pays. Je lui dis quelques mots en italien qu’il entendit parfaitement: il se leva et vint m’embrasser avec transport. La liaison fut bientôt faite, et dès ce moment je lui servis de truchement. Son dîner était bon, le mien était moins que médiocre. Il m’invita de prendre part au sien; je fis peu de façons. En buvant et baragouinant nous achevâmes de nous familiariser, et dès la fin du repas nous devînmes inséparables. Il me conta qu’il était prélat grec et archimandrite de Jérusalem; qu’il était chargé de faire une quête en Europe pour le rétablissement du Saint-Sépulcre. Il me montra de belles patentes de la czarine et de l’empereur; il en avait de beaucoup d’autres souverains. Il était assez content de ce qu’il avait amassé jusqu’alors; mais il avait eu des peines incroyables en Allemagne, n’entendant pas un mot d’allemand, de latin ni de français, et réduit à son grec, au turc et à la langue franque pour toute ressource; ce qui ne lui en procurait pas beaucoup dans le pays où il s’était enfourné. Il me proposa de l’accompagner pour lui servir de secrétaire et d’interprète. Malgré mon petit habit violet, nouvellement acheté, et qui ne cadrait pas mal avec mon nouveau poste, j’avais l’air si peu étoffé, qu’il ne me crut pas difficile à gagner, et il ne se trompa point. Notre accord fut bientôt fait; je ne demandais rien, et il promettait beaucoup. Sans caution, sans sûreté, sans connaissance, je me livre à sa conduite, et dès le lendemain me voilà parti pour Jérusalem.
Nous commençâmes notre tournée par le canton de Fribourg, où il ne fit pas grand-chose. La dignité épiscopale ne permettait pas de faire le mendiant, et de quêter aux particuliers; mais nous présentâmes sa commission au sénat, qui lui donna une petite somme. De là nous fûmes à Berne. Il fallut ici plus de façon, et l’examen de ses titres ne fut pas l’affaire d’un jour. Nous logions au Faucon, bonne auberge alors, où l’on trouvait bonne compagnie. La table était nombreuse et bien servie. Il y avait longtemps que je faisais mauvaise chère; j’avais grand besoin de me refaire, j’en avais l’occasion, et j’en profitai. Monseigneur l’archimandrite était lui-même un homme de bonne compagnie, aimant assez à tenir table, gai, parlant bien pour ceux qui l’entendaient, ne manquant pas de certaines connaissances, et plaçant son érudition grecque avec assez d’agrément. Un jour, cassant au dessert des noisettes, il se coupa le doigt fort avant; et comme le sang sortait avec abondance, il montra son doigt à la compagnie, et dit en riant: «Mirate, sognori; questo è sangue pelasgo.»
À Berne mes fonctions ne lui furent pas inutiles, et je ne m’en tirai pas aussi mal que j’avais craint. J’étais bien plus hardi et mieux parlant que je n’aurais été pour moi-même. Les choses ne se passèrent pas aussi simplement qu’à Fribourg. [Il fallut de longues et fréquentes conférences avec les premiers de l’État, et l’examen de ses titres ne fut pas l’affaire d’un jour]. Enfin, tout étant en règle, il fut admis à l’audience du sénat. J’entrai avec lui comme son interprète, et l’on me dit de parler. Je ne m’attendais à rien moins, et il ne m’était pas venu dans l’esprit qu’après avoir longuement conféré avec les membres, il fallût s’adresser au corps comme si rien n’eût été dit. Qu’on juge de mon embarras! Pour un homme aussi honteux, parler non seulement en public, mais devant le sénat de Berne, et parler impromptu sans avoir une seule minute pour me préparer, il y avait là de quoi m’anéantir. Je ne fus pas même intimidé. J’exposai succinctement et nettement la commission de l’archimandrite. Je louai la piété des princes qui avaient contribué à la collecte qu’il était venu faire. Piquant d’émulation celle de Leurs Excellences, je dis qu’il n’y avait pas moins à espérer de leur munificence accoutumée, et puis, tâchant de prouver que cette bonne œuvre en était également une pour tous les chrétiens sans distinction de secte, je finis par promettre les bénédictions du Ciel à ceux qui voudraient y prendre part. Je ne dirai pas que mon discours fit effet; mais il est sûr qu’il fut goûté, et qu’au sortir de l’audience l’archimandrite reçut un présent fort honnête, et de plus, sur l’esprit de son secrétaire des compliments dont j’eus l’agréable emploi d’être le truchement, mais que je n’osai lui rendre à la lettre. Voilà la seule fois de ma vie que j’ai parlé en public et devant un souverain, et la seule fois aussi peut-être que j’ai parlé hardiment et bien. Quelle différence dans les dispositions du même homme! Il y a trois ans qu’étant allé voir à Yverdun mon vieux ami M. Roguin, je reçus une députation pour me remercier de quelques livres que j’avais donnés à la bibliothèque de cette ville. Les Suisses sont grands harangueurs; ces messieurs me haranguèrent. Je me crus obligé de répondre; mais je m’embarrassai tellement dans ma réponse, et ma tête se brouilla si bien que je restai court et me fis moquer de moi. Quoique timide naturellement, j’ai été hardi quelquefois dans ma jeunesse, jamais dans mon âge avancé. Plus j’ai vu le monde, moins j’ai pu me faire à son ton.