Выбрать главу

Au commencement je n’étais guère occupé que de mon travail; la gêne du bureau ne me faisait pas songer à autre chose. Le peu de temps que j’avais de libre se passait auprès de la bonne Maman, et n’ayant pas même celui de lire, la fantaisie ne m’en prenait pas. Mais quand ma besogne, devenue une espèce de routine, occupa moins mon esprit, il reprit ses inquiétudes; la lecture me redevint nécessaire, et comme si ce goût se fût toujours irrité par la difficulté de m’y livrer, il serait redevenu passion comme chez mon maître, si d’autres goûts venus à la traverse n’eussent fait diversion à celui-là.

Quoiqu’il ne fallût pas à nos opérations une arithmétique bien transcendante, il en fallait assez pour m’embarrasser quelquefois. Pour vaincre cette difficulté, j’achetai des livres d’arithmétique, et je l’appris bien, car je l’appris seul. L’arithmétique pratique s’étend plus loin qu’on ne pense quand on y veut mettre l’exacte précision. Il y a des opérations d’une longueur extrême, au milieu desquelles j’ai vu quelquefois de bons géomètres s’égarer. La réflexion jointe à l’usage donne des idées nettes, et alors on trouve des méthodes abrégées, dont l’invention flatte l’amour-propre, dont la justesse satisfait l’esprit, et qui font faire avec plaisir un travail ingrat par lui-même. Je m’y enfonçai si bien, qu’il n’y avait point de question soluble par les seuls chiffres qui m’embarrassât, et maintenant que tout ce que j’ai su s’efface journellement de ma mémoire, cet acquis y demeure encore en partie au bout de trente ans d’interruption. Il y a quelques jours que, dans un voyage que j’ai fait à Davenport, chez mon hôte, assistant à la leçon d’arithmétique de ses enfants, j’ai fait sans faute, avec un plaisir incroyable, une opération des plus composées. Il me semblait, en posant mes chiffres, que j’étais encore à Chambéry dans mes heureux jours. C’était revenir de loin sur mes pas.

Le lavis des mappes de nos géomètres m’avait aussi rendu le goût du dessin. J’achetai des couleurs, et je me mis à faire des fleurs et des paysages. C’est dommage que je me sois trouvé peu de talent pour cet art; l’inclination y était tout entière. Au milieu de mes crayons et de mes pinceaux j’aurais passé des mois entiers sans sortir. Cette occupation devenant pour moi trop attachante, on était obligé de m’en arracher. Il en est ainsi de tous les goûts auxquels je commence à me livrer; ils augmentent, deviennent passion, et bientôt je ne vois plus rien au monde que l’amusement dont je suis occupé. L’âge ne m’a pas guéri de ce défaut, et ne l’a pas diminué même, et maintenant que j’écris ceci, me voilà comme un vieux radoteur engoué d’une autre étude inutile où je n’entends rien, et que ceux mêmes qui s’y sont livrés dans leur jeunesse sont forcés d’abandonner à l’âge où je la veux commencer.

C’était alors qu’elle eût été à sa place. L’occasion était belle, et j’eus quelque tentation d’en profiter. Le contentement que je voyais dans les yeux d’Anet, revenant chargé de plantes nouvelles, me mit deux ou trois fois sur le point d’aller herboriser avec lui. Je suis presque assuré que si j’y avais été une seule fois, cela m’aurait gagné, et je serais peut-être aujourd’hui un grand botaniste: car je ne connais point d’étude au monde qui s’associe mieux avec mes goûts naturels que celle des plantes, et la vie que je mène depuis dix ans à la campagne n’est guère qu’une herborisation continuelle, à la vérité sans objet et sans progrès; mais n’ayant alors aucune idée de la botanique, je l’avais prise en une sorte de mépris et même de dégoût; je ne la regardais que comme une étude d’apothicaire. Maman, qui l’aimait, n’en faisait pas elle-même un autre usage; elle ne recherchait que les plantes usuelles, pour les appliquer à ses drogues. Ainsi la botanique, la chimie et l’anatomie, confondues dans mon esprit sous le nom de médecine, ne servaient qu’à me fournir des sarcasmes plaisants toute la journée, et à m’attirer des soufflets de temps en temps. D’ailleurs, un goût différent et trop contraire à celui-là croissait par degrés, et bientôt absorba tous les autres. Je parle de la musique. Il faut assurément que je sois né pour cet art, puisque j’ai commencé de l’aimer dès mon enfance, et qu’il est le seul que j’aie aimé constamment dans tous les temps. Ce qu’il y a d’étonnant est qu’un art pour lequel j’étais né m’ait néanmoins tant coûté de peine à apprendre, et avec des succès si lents, qu’après une pratique de toute ma vie, jamais je n’ai pu parvenir à chanter sûrement tout à livre ouvert. Ce qui me rendait surtout alors cette étude agréable était que je la pouvais faire avec Maman. Ayant des goûts d’ailleurs fort différents, la musique était pour nous un point de réunion dont j’aimais à faire usage. Elle ne s’y refusait pas; j’étais alors à peu près aussi avancé qu’elle; en deux ou trois fois nous déchiffrions un air. Quelquefois, la voyant empressée autour d’un fourneau, je lui disais: «Maman, voici un duo charmant qui m’a bien l’air de faire sentir l’empyreume à vos drogues. – Ah! par ma foi, me disait-elle, si tu me les fais brûler, je te les ferai manger.» Tout en disputant, je l’entraînais à son clavecin: on s’y oubliait; l’extrait de genièvre ou d’absinthe était calciné: elle m’en barbouillait le visage, et tout cela était délicieux.

On voit qu’avec peu de temps de reste j’avais beaucoup de choses à quoi l’employer. Il me vint pourtant encore un amusement de plus qui fit bien valoir tous les autres.

Nous occupions un cachot si étouffé, qu’on avait besoin quelquefois d’aller prendre l’air sur la terre. Anet engagea Maman à louer, dans un faubourg, un jardin pour y mettre des plantes. À ce jardin était jointe une guinguette assez jolie qu’on meubla suivant l’ordonnance. On y mit un lit; nous allions souvent y dîner, et j’y couchais quelquefois. Insensiblement je m’engouai de cette petite retraite; j’y mis quelques livres, beaucoup d’estampes; je passais une partie de mon temps à l’orner et à y préparer à Maman quelque surprise agréable lorsqu’elle s’y venait promener. Je la quittais pour venir m’occuper d’elle, pour y penser avec plus de plaisir; autre caprice que je n’excuse ni n’explique, mais que j’avoue que la chose était ainsi. Je me souviens qu’une fois Mme de Luxembourg me parlait en raillant d’un homme qui quittait sa maîtresse pour lui écrire. Je lui dis que j’aurais bien été cet homme-là, et j’aurais pu ajouter que je l’avais été quelquefois. Je n’ai pourtant jamais senti près de Maman ce besoin de m’éloigner d’elle pour l’aimer davantage: car tête à tête avec elle j’étais aussi parfaitement à mon aise que si j’eusse été seul, et cela ne m’est jamais arrivé près de personne autre, ni homme ni femme, quelque attachement que j’ai eu pour eux. Mais elle était si souvent entourée, et de gens qui me convenaient si peu, que le dépit et l’ennui me chassaient dans mon asile, où je l’avais comme je la voulais, sans crainte que les importuns vinssent nous y suivre.

Tandis qu’ainsi partagé entre le travail, le plaisir et l’instruction, je vivais dans le plus doux repos, l’Europe n’était pas si tranquille que moi. La France et l’Empereur venaient de s’entre-déclarer la guerre; le roi de Sardaigne était entré dans la querelle, et l’armée française filait en Piémont pour entrer dans le Milanais. Il en passa une colonne par Chambéry, et entre autres le régiment de Champagne, dont était colonel M. le duc de la Trimouille, auquel je fus présenté, qui me promit beaucoup de choses, et qui sûrement n’a jamais repensé à moi. Notre petit jardin était précisément au haut du faubourg par lequel entraient les troupes, de sorte que je me rassasiais du plaisir d’aller les voir passer, et je me passionnais pour le succès de cette guerre comme s’il m’eût beaucoup intéressé. Jusque-là je ne m’étais pas encore avisé de songer aux affaires publiques, et je me mis à lire les gazettes pour la première fois, mais avec une telle partialité pour la France, que le cœur me battait de joie à ses moindres avantages et que ses revers m’affligeaient comme s’ils fussent tombés sur moi. Si cette folie n’eût été que passagère, je ne daignerais pas en parler; mais elle s’est tellement enracinée dans mon cœur sans aucune raison, que lorsque j’ai fait dans la suite, à Paris, l’antidespote et le fier républicain, je sentais en dépit de moi-même une prédilection secrète pour cette même nation que je trouvais servile et pour ce gouvernement que j’affectais de fronder. Ce qu’il y avait de plaisant était qu’ayant honte d’un penchant si contraire à mes maximes, je n’osais l’avouer à personne, et je raillais les Français de leurs défaites, tandis que le cœur m’en saignait plus qu’à eux. Je suis sûrement le seul qui, vivant chez une nation qui le traitait bien, et qu’il adorait, se soit fait chez elle un faux air de la dédaigner. Enfin, ce penchant s’est trouvé si désintéressé de ma part, si fort, si constant, si invincible, que même depuis ma sortie du royaume, depuis que le gouvernement, les magistrats, les auteurs, s’y sont à l’envi déchaînés contre moi, depuis qu’il est devenu du bon air de m’accabler d’injustices et d’outrages, je n’ai pu me guérir de ma folie. Je les aime en dépit de moi, quoiqu’ils me maltraitent. En voyant déjà commencer la décadence de l’Angleterre que j’ai prédite au milieu de ses triomphes, je me laisse bercer au fol espoir que la nation française, à son tour victorieuse, viendra peut-être un jour me délivrer de la triste captivité où je vis.