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Si quelques principes faux l’ont égarée, combien n’en avait-elle pas d’admirables dont elle ne se départait jamais! Par combien de vertus ne rachetait-elle pas ses faiblesses, si l’on peut appeler de ce nom des erreurs où les sens avaient si peu de part! Ce même homme qui la trompa sur un point l’instruisit excellemment sur mille autres; et ses passions, qui n’étaient pas fougueuses, lui permettant de suivre toujours ses lumières, elle allait bien quand ses sophismes ne l’égaraient pas. Ses motifs étaient louables jusque dans ses fautes; en s’abusant elle pouvait mal faire, mais elle ne pouvait vouloir rien qui fût mal. Elle abhorrait la duplicité, le mensonge; elle était juste, équitable, humaine, désintéressée, fidèle à sa parole, à ses amis, à ses devoirs qu’elle reconnaissait pour tels, incapable de vengeance et de haine, et ne concevant pas même qu’il y eût le moindre mérite à pardonner. Enfin, pour revenir à ce qu’elle avait de moins excusable, sans estimer ses faveurs ce qu’elles valaient, elle n’en fit jamais un vil commerce; elle les prodiguait, mais elle ne les vendait pas, quoiqu’elle fût sans cesse aux expédients pour vivre; et j’ose dire que si Socrate put estimer Aspasie, il eût respecté Mme de Warens.

Je sais d’avance qu’en lui donnant un caractère sensible et un tempérament froid, je serai accusé de contradiction comme à l’ordinaire, et avec autant de raison. Il se peut que la nature ait eu tort et que cette combinaison n’ait pas dû être; je sais seulement qu’elle a été. Tous ceux qui ont connu Mme de Warens, et dont un si grand nombre existe encore, ont pu savoir qu’elle était ainsi. J’ose même ajouter qu’elle n’a connu qu’un seul vrai plaisir au monde: c’était d’en faire à ceux qu’elle aimait. Toutefois, permis à chacun d’argumenter là-dessus tout à son aise, et de prouver doctement que cela n’est pas vrai. Ma fonction est de dire la vérité, mais non pas de la faire croire.

J’appris peu à peu tout ce que je viens de dire dans les entretiens qui suivirent notre union, et qui seuls la rendirent délicieuse. Elle avait eu raison d’espérer que sa complaisance me serait utile; j’en tirai pour mon instruction de grands avantages. Elle m’avait jusqu’alors parlé de moi seul comme à un enfant. Elle commença de me traiter en homme, et me parla d’elle. Tout ce qu’elle me disait m’était si intéressant, je m’en sentais si touché, que, me repliant sur moi-même, j’appliquais à mon profit ses confidences plus que je n’avais fait ses leçons. Quand on sent vraiment que le cœur parle, le nôtre s’ouvre pour recevoir ses épanchements; et jamais toute la morale d’un pédagogue ne vaudra le bavardage affectueux et tendre d’une femme sensée pour qui l’on a de l’attachement.

L’intimité dans laquelle je vivais avec elle l’ayant mise à portée de m’apprécier plus avantageusement qu’elle n’avait fait, elle jugea que malgré mon air gauche, je valais la peine d’être cultivé pour le monde, et que, si je m’y montrais un jour sur un certain pied, je serais en état d’y faire mon chemin. Sur cette idée, elle s’attachait non seulement à former mon jugement, mais mon extérieur, mes manières, à me rendre aimable autant qu’estimable, et s’il est vrai qu’on puisse allier les succès dans le monde avec la vertu, ce que pour moi je ne crois pas, je suis sûr au moins qu’il n’y a pour cela d’autre route que celle qu’elle avait prise, et qu’elle voulait m’enseigner. Car Mme de Warens connaissait les hommes et savait supérieurement l’art de traiter avec eux sans mensonges et sans imprudence, sans les tromper et sans les fâcher. Mais cet art était dans son caractère bien plus que dans ses leçons; elle savait mieux le mettre en pratique que l’enseigner, et j’étais l’homme du monde le moins propre à l’apprendre. Aussi tout ce qu’elle fit à cet égard fut-il, peu s’en faut, peine perdue, de même que le soin qu’elle prit de me donner des maîtres pour la danse et pour les armes. Quoique leste et bien pris dans ma taille, je ne pus apprendre à danser un menuet. J’avais tellement pris, à cause de mes cors, l’habitude de marcher du talon, que Roche ne put me la faire perdre, et jamais avec l’air assez ingambe, je n’ai pu sauter un médiocre fossé. Ce fut encore pis à la salle d’armes. Après trois mois de leçons je tirais encore à la muraille, hors d’état de faire assaut, et jamais je n’eus le poignet assez souple, ou le bras assez ferme, pour retenir mon fleuret quand il plaisait au maître de le faire sauter. Ajoutez que j’avais un dégoût mortel pour cet exercice et pour le maître qui tâchait de me l’enseigner. Je n’aurais jamais cru qu’on pût être si fier de l’art de tuer un homme. Pour mettre son vaste génie à ma portée, il ne s’exprimait que par des comparaisons tirées de la musique qu’il ne savait point. Il trouvait des analogies frappantes entre les bottes de tierce et de quarte et les intervalles musicaux du même nom. Quand il voulait faire une feinte, il me disait de prendre garde à ce dièse, parce que anciennement les dièses s’appelaient des feintes ; quand il m’avait fait sauter de la main mon fleuret, il disait en ricanant que c’était une pause. Enfin je ne vis de ma vie un pédant plus insupportable que ce pauvre homme avec son plumet et son plastron.

Je fis donc peu de progrès dans mes exercices, que je quittai bientôt par pur dégoût; mais j’en fis davantage dans un art plus utile, celui d’être content de mon sort, et de n’en pas désirer un plus brillant pour lequel je commençais à sentir que je n’étais pas né. Livré tout entier au désir de rendre à Maman la vie heureuse, je me plaisais toujours plus auprès d’elle, et quand il fallait m’en éloigner pour courir en ville, malgré ma passion pour la musique, je commençais à sentir la gêne de mes leçons.

J’ignore si Claude Anet s’aperçut de l’intimité de notre commerce. J’ai lieu de croire qu’il ne lui fut pas caché. C’était un garçon très clairvoyant, mais très discret, qui ne parlait jamais contre sa pensée, mais qui ne la disait pas toujours. Sans me faire le moindre semblant qu’il fût instruit, par sa conduite il paraissait l’être, et cette conduite ne venait sûrement pas de bassesse d’âme, mais de ce qu’étant entré dans les principes de sa maîtresse, il ne pouvait désapprouver qu’elle agît conséquemment. Quoique aussi jeune qu’elle, il était si mûr et si grave, qu’il nous regardait presque comme deux enfants dignes d’indulgence, et nous le regardions l’un et l’autre comme un homme respectable dont nous avions l’estime à ménager. Ce ne fut qu’après qu’elle lui fut infidèle que je connus bien tout l’attachement qu’elle avait pour lui. Comme elle savait que je ne pensais, ne sentais, ne respirais que par elle, elle me montrait combien elle l’aimait, afin que je l’aimasse de même, et elle appuyait encore moins sur son amitié pour lui que sur son estime, parce que c’était le sentiment que je pouvais partager le plus pleinement. Combien de fois elle attendrit nos cœurs et nous fit embrasser avec larmes, en nous disant que nous étions nécessaires tous deux au bonheur de sa vie! Et que les femmes qui liront ceci ne sourient pas malignement. Avec le tempérament qu’elle avait, ce besoin n’était pas équivoque: c’était uniquement celui de son cœur.

Ainsi s’établit entre nous trois une société sans autre exemple peut-être sur la terre. Tous nos vœux, nos soins, nos cœurs étaient en commun. Rien n’en passait au-delà de ce petit cercle. L’habitude de vivre ensemble et d’y vivre exclusivement devint si grande que, si dans nos repas un des trois manquait ou qu’il vînt un quatrième, tout était dérangé, et, malgré nos liaisons particulières, les tête-à-tête nous étaient moins doux que la réunion. Ce qui prévenait entre nous la gêne était une extrême confiance réciproque, et ce qui prévenait l’ennui était que nous étions tous fort occupés. Maman, toujours projetante et toujours agissante, ne nous laissait guère oisifs ni l’un ni l’autre, et nous avions encore chacun pour notre compte de quoi bien remplir notre temps. Selon moi, le désœuvrement n’est pas moins le fléau de la société que celui de la solitude. Rien ne rétrécit plus l’esprit, rien n’engendre plus de riens, de rapports, de paquets, de tracasseries, de mensonges, que d’être éternellement renfermés vis-à-vis les uns des autres dans une chambre, réduits pour tout ouvrage à la nécessité de babiller continuellement. Quand tout le monde est occupé, l’on ne parle que quand on a quelque chose à dire; mais quand on ne fait rien, il faut absolument parler toujours, et voilà de toutes les gênes la plus incommode et la plus dangereuse. J’ose même aller plus loin, et je soutiens que pour rendre un cercle vraiment agréable, il faut non seulement que chacun y fasse quelque chose, mais quelque chose qui demande un peu d’attention. Faire des nœuds, c’est ne rien faire, et il faut tout autant de soin pour amuser une femme qui fait des nœuds que celle qui tient les bras croisés. Mais quand elle brode, c’est autre chose; elle s’occupe assez pour remplir les intervalles du silence. Ce qu’il y a de choquant, de ridicule, est de voir pendant ce temps une douzaine de flandrins se lever, s’asseoir, aller, venir, pirouetter sur leurs talons, retourner deux cents fois les magots de la cheminée, et fatiguer leur minerve à maintenir un intarissable flux de paroles: la belle occupation! Ces gens-là, quoi qu’ils fassent, seront toujours à charge aux autres et à eux-mêmes. Quand j’étais à Motiers, j’allais faire des lacets chez mes voisines; si je retournais dans le monde, j’aurais toujours dans ma poche un bilboquet, et j’en jouerais toute la journée pour me dispenser de parler quand je n’aurais rien à dire. Si chacun en faisait autant, les hommes deviendraient moins méchants, leur commerce deviendrait plus sûr, et, je pense, plus agréable. Enfin, que les plaisants rient, s’ils veulent, mais je soutiens que la seule morale à la portée du présent siècle est la morale du bilboquet.