Ainsi coulèrent mes jours heureux, et d’autant plus heureux que, n’apercevant rien qui les dût troubler, je n’envisageais en effet leur fin qu’avec la mienne. Ce n’était pas que la source de mes soucis fût absolument tarie; mais je lui voyais prendre un autre cours que je dirigeais de mon mieux sur des objets utiles, afin qu’elle portât son remède avec elle. Maman aimait naturellement la campagne, et ce goût ne s’attiédissait pas avec moi. Peu à peu elle prit celui des soins champêtres; elle aimait à faire valoir les terres; et elle avait sur cela des connaissances dont elle faisait usage avec plaisir. Non contente de ce qui dépendait de la maison qu’elle avait prise, elle louait tantôt un champ, tantôt un pré. Enfin, portant son humeur entreprenante sur des objets d’agriculture, au lieu de rester oisive dans sa maison, elle prenait le train de devenir bientôt une grosse fermière. Je n’aimais pas trop à la voir ainsi s’étendre, et je m’y opposais tant que je pouvais, bien sûr qu’elle serait toujours trompée, et que son humeur libérale et prodigue porterait toujours la dépense au-delà du produit. Toutefois je me consolais en pensant que ce produit du moins ne serait pas nul, et lui aiderait à vivre. De toutes les entreprises qu’elle pouvait former, celle-là me paraissait la moins ruineuse, et, sans y envisager comme elle un objet de profit, j’y envisageais une occupation continuelle, qui la garantirait des mauvaises affaires et des escrocs. Dans cette idée je désirais ardemment de recouvrer autant de force et de santé qu’il m’en fallait pour veiller à ses affaires, pour être piqueur de ses ouvriers, ou son premier ouvrier, et naturellement l’exercice que cela me faisait faire, m’arrachant souvent à mes livres et me distrayant sur mon état, devait le rendre meilleur.
L’hiver suivant, Barrillot revenant d’Italie m’apporta quelques livres, entre autres le Bontempi et la Cartella per musica du P. Banchieri, qui me donnèrent du goût pour l’histoire de la musique et pour les recherches théoriques de ce bel art. Barrillot resta quelque temps avec nous, et comme j’étais majeur depuis plusieurs mois, il fut convenu que j’irais le printemps suivant à Genève redemander le bien de ma mère, ou du moins la part qui m’en revenait, en attendant qu’on sût ce que mon frère était devenu. Cela s’exécuta comme il avait été résolu. J’allai à Genève, mon père y vint de son côté. Depuis longtemps il y revenait sans qu’on lui cherchât querelle, quoiqu’il n’eût jamais purgé son décret: mais comme on avait de l’estime pour son courage et du respect pour sa probité, on feignait d’avoir oublié son affaire, et les magistrats, occupés du grand projet qui éclata peu après, ne voulaient pas effaroucher avant le temps la bourgeoisie en lui rappelant mal à propos leur ancienne partialité.
Je craignais qu’on ne me fît des difficultés sur mon changement de religion; l’on n’en fit aucune. Les lois de Genève sont à cet égard moins dures que celles de Berne, où quiconque change de religion perd non seulement son état, mais son bien. Le mien ne me fut donc pas disputé, mais se trouva, je ne sais comment, réduit à fort peu de chose. Quoiqu’on fût à peu près sûr que mon frère était mort, on n’en avait point de preuve juridique. Je manquais de titres suffisants pour réclamer sa part, et je la laissai sans regret pour aider à vivre à mon père qui en a joui tant qu’il a vécu. Sitôt que les formalités de justice furent faites et que j’eus reçu mon argent, j’en mis quelque partie en livres, et je volai porter le reste aux pieds de Maman. Le cœur me battait de joie durant la route, et le moment où je déposai cet argent dans ses mains me fut mille fois plus doux que celui où il entra dans les miennes. Elle le reçut avec cette simplicité des belles âmes, qui, faisant ces choses-là sans effort, les voient sans admiration. Cet argent fut employé presque tout entier à mon usage, et cela avec une égale simplicité. L’emploi en eût exactement été le même s’il lui fût venu d’autre part.
Cependant ma santé ne se rétablissait point; je dépérissais au contraire à vue d’œil; j’étais pâle comme un mort et maigre comme un squelette: mes battements d’artères étaient terribles, mes palpitations plus fréquentes; j’étais continuellement oppressé, et ma faiblesse enfin devint telle que j’avais peine à me mouvoir; je ne pouvais presser le pas sans étouffer, je ne pouvais me baisser sans avoir de vertiges, je ne pouvais soulever le plus léger fardeau; j’étais réduit à l’inaction la plus tourmentante pour un homme aussi remuant que moi. Il est certain qu’il se mêlait à tout cela beaucoup de vapeurs. Les vapeurs sont les maladies des gens heureux, c’était la mienne: les pleurs que je versais souvent sans raison de pleurer, les frayeurs vives au bruit d’une feuille ou d’un oiseau, l’inégalité d’humeur dans le calme de la plus douce vie, tout cela marquait cet ennui du bien-être qui fait pour ainsi dire extravaguer la sensibilité. Nous sommes si peu faits pour être heureux ici-bas, qu’il faut nécessairement que l’âme ou le corps souffre quand ils ne souffrent pas tous les deux, et que le bon état de l’un fait presque toujours tort à l’autre. Quand j’aurais pu jouir délicieusement de la vie, ma machine en décadence m’en empêchait, sans qu’on pût dire où la cause du mal avait son vrai siège. Dans la suite, malgré le déclin des ans, et des maux très réels et très graves, mon corps semble avoir repris des forces pour mieux sentir mes malheurs, et maintenant que j’écris ceci, infirme et presque sexagénaire, accablé de douleurs de toute espèce, je me sens pour souffrir plus de vigueur et de vie que je n’en eus pour jouir à la fleur de mon âge et dans le sein du plus vrai bonheur.
Pour m’achever, ayant fait entrer un peu de physiologie dans mes lectures, je m’étais mis à étudier l’anatomie, et passant en revue la multitude et le jeu des pièces qui composaient ma machine, je m’attendais à sentir détraquer tout cela vingt fois le jour: loin d’être étonné de me trouver mourant je l’étais que je pusse encore vivre, et je ne lisais pas la description d’une maladie que je ne crusse être la mienne. Je suis sûr que si je n’avais pas été malade, je le serais devenu par cette fatale étude. Trouvant dans chaque maladie des symptômes de la mienne, je croyais les avoir toutes, et j’en gagnai par-dessus une plus cruelle encore dont je m’étais cru délivré: la fantaisie de guérir; c’en est une difficile à éviter quand on se met à lire des livres de médecine. À force de chercher, de réfléchir, de comparer, j’allai m’imaginer que la base de mon mal était un polype au cœur, et Salomon lui-même parut frappé de cette idée. Raisonnablement je devais partir de cette opinion pour me confirmer dans ma résolution précédente. Je ne fis point ainsi. Je tendis tous les ressorts de mon esprit pour chercher comment on pouvait guérir d’un polype au cœur, résolu d’entreprendre cette merveilleuse cure. Dans un voyage qu’Anet avait fait à Montpellier, pour aller voir le Jardin des Plantes et le démonstrateur, M. Sauvages, on lui avait dit que M. Fizes avait guéri un pareil polype. Maman s’en souvint et m’en parla. Il n’en fallut pas davantage pour m’inspirer le désir d’aller consulter M. Fizes. L’espoir de guérir me fait retrouver du courage et des forces pour entreprendre ce voyage. L’argent venu de Genève en fournit le moyen. Maman, loin de m’en détourner, m’y exhorte, et me voilà parti pour Montpellier.