Telles ont été les erreurs et les fautes de ma jeunesse. J’en ai narré l’histoire avec une fidélité dont mon cœur est content. Si dans la suite, j’honorai mon âge mûr de quelques vertus, je les aurais dites avec la même franchise, et c’était mon dessein. Mais il faut m’arrêter ici. Le temps peut lever bien des voiles. Si ma mémoire parvient à la postérité, peut-être un jour elle apprendra ce que j’avais à dire. Alors on saura pourquoi je me tais.
Fin du livre sixième et de la première partie
Deuxième partie
Ces cahiers pleins de fautes de toute espèce, et que je n’ai pas même le temps de relire, suffisent pour mettre tout ami de la vérité sur sa trace, et lui donner les moyens de s’en assurer par ses propres informations. Malheureusement, il me paraît difficile et même impossible qu’ils échappent à la vigilance de mes ennemis. S’ils tombent entre les mains d’un honnête homme (fût-il des amis de M. de Choiseul, s’ils parviennent à M. de Choiseul lui-même, je ne crois pas l’honneur de ma mémoire encore sans ressource. Mais, ô Ciel, protecteur de l’innocence, garantis ces derniers renseignements de la mienne des mains des dames de Boufflers, de Verdelin, de celles de leurs amis. Dérobe au moins à ces deux furies la mémoire d’un infortuné que tu leur as abandonné de son vivant).
J.-J. Rousseau.
Livre VII
Intus, et in cute
Après deux ans de silence et de patience, malgré mes résolutions, je reprends la plume. Lecteur, suspendez votre jugement sur les raisons qui m’y forcent. Vous n’en pouvez juger qu’après m’avoir lu.
On a vu s’écouler ma paisible jeunesse dans une vie égale, assez douce, sans de grandes traverses ni de grandes prospérités. Cette médiocrité fut en grande partie l’ouvrage de mon naturel ardent, mais faible, moins prompt encore à entreprendre que facile à décourager; sortant du repos par secousses, mais y rentrant par lassitude et par goût, et qui, me ramenant toujours, loin des grandes vertus et plus loin des grands vices, à la vie oiseuse et tranquille pour laquelle je me sentais né, ne m’a jamais permis d’aller à rien de grand, soit en bien, soit en mal.
Quel tableau différent j’aurais bientôt à développer! Le sort, qui durant trente ans favorisa mes penchants, les contraria durant les trente autres, et, de cette opposition continuelle entre ma situation et mes inclinations, on verra naître des fautes énormes, des malheurs inouïs, et toutes les vertus, excepté la force, qui peuvent honorer l’adversité.
Ma première partie a été toute écrite de mémoire et j’y ai dû faire beaucoup d’erreurs. Forcé d’écrire la seconde de mémoire aussi, j’y en ferai probablement beaucoup davantage. Les doux souvenirs de mes beaux ans passés avec autant de tranquillité que d’innocence, m’ont laissé mille impressions charmantes que j’aime sans cesse à me rappeler. On verra bientôt combien sont différents ceux du reste de ma vie. Les rappeler, c’est en renouveler l’amertume. Loin d’aigrir celle de ma situation par ces tristes retours, je les écarte autant qu’il m’est possible, et souvent j’y réussis au point de ne les pouvoir plus retrouver au besoin. Cette facilité d’oublier les maux est une consolation que le Ciel m’a ménagée dans ceux que le sort devait un jour accumuler sur moi. Ma mémoire, qui me retrace uniquement les objets agréables, est l’heureux contrepoids de mon imagination effarouchée, qui ne me fait prévoir que de cruels avenirs.
Tous les papiers que j’avais rassemblés pour suppléer à ma mémoire et me guider dans cette entreprise, passés en d’autres mains, ne rentreront plus dans les miennes. Je n’ai qu’un guide fidèle sur lequel je puisse compter, c’est la chaîne des sentiments qui ont marqué la succession de mon être, et par eux celle des événements qui en ont été la cause ou l’effet. J’oublie aisément mes malheurs; mais je ne puis oublier mes fautes, et j’oublie encore moins mes bons sentiments. Leur souvenir m’est trop cher pour s’effacer jamais de mon cœur. Je puis faire des omissions dans les faits, des transpositions, des erreurs de dates; mais je ne puis me tromper sur ce que j’ai senti, ni sur ce que mes sentiments m’ont fait faire; et voilà de quoi principalement il s’agit. L’objet propre de mes confessions est de faire connaître exactement mon intérieur dans toutes les situations de ma vie. C’est l’histoire de mon âme que j’ai promise, et pour l’écrire fidèlement je n’ai pas besoin d’autres mémoires: il me suffit, comme j’ai fait jusqu’ici, de rentrer au-dedans de moi.
Il y a cependant, et très heureusement, un intervalle de six à sept ans dont j’ai des renseignements sûrs dans un recueil transcrit de lettres dont les originaux sont dans les mains de M. du Peyrou. Ce recueil, qui finit en 1760, comprend tout le temps de mon séjour à l’Hermitage et de ma grande brouillerie avec mes soi-disant amis: époque mémorable dans ma vie et qui fut la source de tous mes autres malheurs. À l’égard des lettres originales plus récentes qui peuvent me rester, et qui sont en très petit nombre, au lieu de les transcrire à la suite du recueil, trop volumineux pour que je puisse espérer de les soustraire à la vigilance de mes argus, je les transcrirai dans cet écrit même, lorsqu’elles me paraîtront fournir quelque éclaircissement soit à mon avantage, soit à ma charge: car je n’ai pas peur que le lecteur oublie jamais que je fais mes confessions pour croire que je fais mon apologie; mais il ne doit pas s’attendre non plus que je taise la vérité lorsqu’elle parle en ma faveur.
Au reste, cette seconde partie n’a que cette même vérité de commune avec la première, ni d’avantage sur elle que par l’importance des choses. À cela près, elle ne peut que lui être inférieure en tout. J’écrivais la première avec plaisir, avec complaisance, à mon aise à Wooton, ou dans le château de Trye; tous les souvenirs que j’avais à me rappeler étaient autant de nouvelles jouissances. J’y revenais sans cesse avec un nouveau plaisir, et je pouvais tourner mes descriptions sans gêne jusqu’à ce que j’en fusse content. Aujourd’hui, ma mémoire et ma tête affaiblies me rendent presque incapable de tout travail; je ne m’occupe de celui-ci que par force et le cœur serré de détresse. Il ne m’offre que malheurs, trahisons, perfidies, que souvenirs attristants et déchirants. Je voudrais pour tout au monde pouvoir ensevelir dans la nuit des temps ce que j’ai à dire, et, forcé de parler malgré moi, je suis réduit encore à me cacher, à ruser, à tâcher de donner le change, à m’avilir aux choses pour lesquelles j’étais le moins né; les planchers sous lesquels je suis ont des yeux, les murs qui m’entourent ont des oreilles; environné d’espions et de surveillants malveillants et vigilants, inquiet et distrait, je jette à la hâte sur le papier quelques mots interrompus qu’à peine j’ai le temps de relire, encore moins de corriger. Je sais que, malgré les barrières immenses qu’on entasse sans cesse autour de moi, l’on craint toujours que la vérité ne s’échappe par quelque fissure. Comment m’y prendre pour la faire percer? Je le tente avec peu d’espoir de succès. Qu’on juge si c’est là de quoi faire des tableaux agréables et leur donner un coloris bien attrayant! J’avertis donc ceux qui voudront commencer cette lecture, que rien, en la poursuivant, ne peut les garantir de l’ennui, si ce n’est le désir d’achever de connaître un homme, et l’amour sincère de la justice et de la vérité.