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M. Damesin pourvut au plus pressé par deux connaissances qu’il me procura: l’une de M. de Gasc, président à mortier au parlement de Bordeaux, et qui jouait très bien du violon; l’autre, de M. l’abbé de Léon, qui logeait alors en Sorbonne, jeune seigneur très aimable, qui mourut à la fleur de son âge après avoir brillé quelques instants dans le monde sous le nom de chevalier de Rohan. L’un et l’autre eurent la fantaisie d’apprendre la composition. Je leur en donnai quelques mois de leçons qui soutinrent un peu ma bourse tarissante. L’abbé de Léon me prit en amitié, et voulait m’avoir pour son secrétaire; mais il n’était pas riche, et ne put m’offrir en tout que huit cents francs, que je refusai bien à regret, mais qui ne pouvaient me suffire pour mon logement, ma nourriture et mon entretien.

M. de Boze me reçut fort bien. Il aimait le savoir, il en avait; mais il était un peu pédant. Mme de Boze aurait été sa fille; elle était brillante et petite maîtresse. J’y dînais quelquefois. On ne saurait avoir l’air plus gauche et plus sot que je l’avais vis-à-vis d’elle. Son maintien dégagé m’intimidait et rendait le mien plus plaisant. Quand elle me présentait une assiette, j’avançais ma fourchette pour piquer modestement un petit morceau de ce qu’elle m’offrait, de sorte qu’elle rendait à son laquais l’assiette qu’elle m’avait destinée, en se tournant pour que je ne la visse pas rire. Elle ne se doutait guère que dans la tête de ce campagnard il ne laissait pas d’y avoir quelque esprit. M. de Boze me présenta à M. de Réaumur, son ami, qui venait dîner chez lui tous les vendredis, jours d’Académie des sciences. Il lui parla de mon projet, et du désir que j’avais de le soumettre à l’examen de l’Académie. M. de Réaumur se chargea de la proposition, qui fut agréée; le jour donné, je fus introduit et présenté par M. de Réaumur, et le même jour, 22 août 1742, j’eus l’honneur de lire à l’Académie le mémoire que j’avais préparé pour cela. Quoique cette illustre assemblée fût assurément très imposante, j’y fus bien moins intimidé que devant Mme de Boze, et je me tirai passablement de mes lectures et de mes réponses. Le mémoire réussit, et m’attira des compliments, qui me surprirent autant qu’ils me flattèrent, imaginant à peine que devant une Académie, quiconque n’en était pas pût avoir le sens commun. Les commissaires qu’on me donna furent de MM. de Mairan, Hellot et de Fouchy: tous trois gens de mérite assurément, mais dont pas un ne savait la musique, assez du moins pour être en état de juger de mon projet.

Durant mes conférences avec ces messieurs, je me convainquis, avec autant de certitude que de surprise, que si quelquefois les savants ont moins de préjugés que les autres hommes, ils tiennent, en revanche, encore plus fortement à ceux qu’ils ont. Quelque faibles, quelque fausses que fussent la plupart de leurs objections, et quoique j’y répondisse timidement, je l’avoue, et en mauvais termes, mais par des raisons péremptoires, je ne vins pas une seule fois à bout de me faire entendre et de les contenter. J’étais toujours ébahi de la facilité avec laquelle, à l’aide de quelques phrases sonores, ils me réfutaient sans m’avoir compris. Ils déterrèrent, je ne sais où, qu’un moine appelé le P. Souhaitti avait jadis imaginé de noter la gamme par chiffres; c’en fut assez pour prétendre que mon système n’était pas neuf, et passe pour cela; car bien que je n’eusse jamais ouï parler du P. Souhaitti, et bien que sa manière d’écrire les sept notes du plain-chant sans même songer aux octaves ne méritât en aucune sorte d’entrer en parallèle avec ma simple et commode invention pour noter aisément par chiffres toute musique imaginable, clefs, silences, octaves, mesures, temps, et valeurs des notes, choses auxquelles Souhaitti n’avait pas même songé, il était néanmoins très vrai de dire que, quant à l’élémentaire expression des sept notes, il en était le premier inventeur. Mais outre qu’ils donnèrent à cette invention primitive plus d’importance qu’elle n’en avait, ils ne s’en tinrent pas là, et sitôt qu’ils voulurent parler du fond du système, ils ne firent plus que déraisonner. Le plus grand avantage du mien était d’abroger les transpositions et les clefs, en sorte que le même morceau se trouvait noté et transposé à volonté, dans quelque ton qu’on voulût, au moyen du changement supposé d’une seule initiale à la tête de l’air. Ces Messieurs avaient ouï dire aux croque-sol de Paris que la méthode d’exécuter par transposition ne valait rien. Ils partirent de là pour tourner en invincible objection contre mon système son avantage le plus marqué, et ils décidèrent que ma note était bonne pour la vocale, et mauvaise pour l’instrumentale; au lieu de décider, comme ils l’auraient dû, qu’elle était bonne pour la vocale, et meilleure pour l’instrumentale. Sur leur rapport, l’Académie m’accorde un certificat plein de très beaux compliments à travers lesquels on démêlait, pour le fond, qu’elle ne jugeait mon système ni neuf ni utile. Je ne crus pas devoir orner d’une pareille pièce l’ouvrage intitulé Dissertation sur la musique moderne, par lequel j’en appelais au public.

J’eus lieu de remarquer en cette occasion combien, même avec un esprit borné, la connaissance unique, mais profonde, de la chose est préférable, pour en bien juger, à toutes les lumières que donne la culture des sciences, lorsqu’on n’y a pas joint l’étude particulière de celle dont il s’agit. La seule objection solide qu’il y eût à faire à mon système y fut faite par Rameau. À peine le lui eus-je expliqué, qu’il en vit le côté faible. «Vos signes, me dit-il, sont très bons en ce qu’ils déterminent simplement et clairement les valeurs, en ce qu’ils représentent nettement les intervalles et montrent toujours le simple dans le redoublé, toutes choses que ne fait pas la note ordinaire; mais ils sont mauvais en ce qu’ils exigent une opération de l’esprit qui ne peut toujours suivre la rapidité de l’exécution. La position de nos notes, continua-t-il, se peint à l’œil sans le concours de cette opération. Si deux notes, l’une très haute, l’autre très basse, sont jointes par une tirade de notes intermédiaires, je vois du premier coup d’œil le progrès de l’une à l’autre par degrés conjoints; mais pour m’assurer chez vous de cette tirade, il faut nécessairement que j’épelle tous vos chiffres l’un après l’autre: le coup d’œil ne peut suppléer à rien.» L’objection me parut sans réplique, et j’en convins à l’instant: quoiqu’elle soit simple et frappante, il n’y a qu’une grande pratique de l’art qui puisse la suggérer, et il n’est pas étonnant qu’elle ne soit venue à aucun académicien; mais il l’est que tous ces grands savants, qui savent tant de choses, sachent si peu que chacun ne devrait juger que de son métier.

Mes fréquentes visites à mes commissaires et à d’autres académiciens me mirent à portée de faire connaissance avec tout ce qu’il y avait à Paris de plus distingué dans la littérature, et par là cette connaissance se trouva toute faite lorsque je me vis, dans la suite, inscrit tout d’un coup parmi eux. Quant à présent, concentré dans mon système de musique, je m’obstinais à vouloir par lui faire une révolution dans cet art, et parvenir de la sorte à une célébrité qui, dans les beaux-arts, se conjoint toujours à Paris avec la fortune. Je m’enfermai dans ma chambre et travaillai deux ou trois mois avec une ardeur inexprimable à refondre, dans un ouvrage destiné pour le public, le mémoire que j’avais lu à l’Académie. La difficulté fut de trouver un libraire qui voulût se charger de mon manuscrit, vu qu’il y avait quelque dépense à faire pour les nouveaux caractères, que les libraires ne jettent pas leurs écus à la tête des débutants, et qu’il me semblait cependant bien juste que mon ouvrage me rendît le pain que j’avais mangé en l’écrivant.